Evangile de Saint Jean - Grandes Heures d'Anne de Bretagne

Dix petits grains de messe – 10 – Le dernier évangile


Evangile de Saint Jean - Grandes Heures d'Anne de Bretagne
Evangile de Saint Jean – Grandes Heures d’Anne de Bretagne

10 – Le dernier Évangile

Saint Jean ! aucun apôtre ne m’est plus cher que lui. Il y a cent raisons à cela : il est le disciple que Jésus aimait ; il était le seul apôtre au pied de la Croix ; c’est par lui que nous avons été faits enfants de la Sainte Vierge Marie ; il est l’un des deux apôtres à venir au tombeau ; martyr, il a été préservé de la mort miraculeusement ; plus jeune apôtre, il est aussi mort le plus vieux, et le dernier ; il est l’auteur d’un Évangile très différent des autres ; il est l’auteur de l’Apocalypse, ce qui lui donne le privilège d’être le dernier auteur de la Sainte Écriture, sans compter le fait que, prophète de l’Église, il s’y montre le digne successeur de prophètes tels qu’Ézéchiel ou Daniel, qu’il surpasse.

J’ai toujours aimé saint Jean. Il n’est pas un jour où j’omets de le prier. Souvent me vient en tête la pensée peut-être bizarre qu’il est le dernier écrivain, qu’il n’en est pas d’autre après lui, sinon des perroquets qui le répètent, lui ou ceux qui l’ont précédé, et des maudits qui aiment le mensonge. Que voulez-vous écrire après l’Apocalypse, qui raconte toute l’histoire de l’Église, la seule qui compte, au fond ? Sans doute, cette pensée a un caractère excessif que je ne saurais nier.

N’importe ; j’ai toujours eu beaucoup d’affection pour saint Jean, et rien ne me serait dès lors plus naturel que de chérir tout particulièrement la lecture du prologue de son Évangile à la fin de la messe.

Saint Jean à Patmos
Saint Jean à Patmos

C’est pour moi une grande tristesse de constater qu’en de nombreuses chapelles on se permet de lancer le chant final avant que le prêtre ait terminé, que dis-je, avant même qu’il ait commencé la lecture du dernier Évangile ! Mais ignorez-vous, malheureux, que c’est nous, les fidèles, qui avons réclamé à grands cris que le prêtre ne le lût pas tout seul dans l’intimité de la sacristie, mais le proclamât devant nous1 ?

Fort bien, me direz-vous ; les raisons historiques ne sont pas sans intérêt ; cependant, puisque plus personne ne demande la lecture de cet évangile, quelle autre raison a-t-on de le lire ?

Les commentateurs ont dégagé plusieurs explications symboliques. Il n’est peut-être pas inutile de faire remarquer que la composition de la messe, faite au cours des siècles, répond bien évidemment à un dessein divin. Des innovations ont été sanctionnées après plusieurs siècles ; d’autres n’ont pas été retenues. Dans ce long processus, il n’est pas douteux que le Seigneur Lui-même a agi et c’est donc à raison que les commentateurs ont trouvé des raisons différentes de celles qui ont poussé historiquement à ajouter tel ou tel passage. En d’autres termes, Dieu s’est servi des raisons justes mais imparfaites des hommes pour que la sainte liturgie soit perfectionnée dans un sens qui n’était encore connu que de Lui mais que nous allons nous attacher à découvrir.

Triptyque représentant Jésus crucifié entouré de Sa Mère et de saint Jean
Triptyque représentant Jésus crucifié entouré de Sa Mère et de saint Jean

Tout en faisant mes recherches sur ce dernier évangile, j’ai découvert un commentaire de la messe écrit par un certain abbé Floriot, ayant vécu au XVIIème siècle, qui fait un parallèle très intéressant entre la messe et le dernier évangile.

Que raconte ce prologue ? Que le Verbe de Dieu s’est incarné pour le salut des hommes. Qu’est-ce que la messe ? Le Verbe de Dieu qui descend parmi nous sous l’apparence du pain et du vin pour notre salut. La messe, qui renouvelle le Saint Sacrifice du Seigneur, est également un renouvellement de Son incarnation :

« Il nous est donné d’assister à cette bienheureuse naissance si nous assistons à la sainte Messe où elle est renouvelée et continuée.2 »

Ce parallèle est déjà frappant en lui-même, mais il n’est pas seul :

« il faut examiner pourquoi l’Église nous fait lire après l’oblation du saint Sacrifice, et en suite de la Communion des fidèles, ce commencement de l’Évangile de saint Jean, où il est traité de la divinité du Verbe, de sa venue dans le monde par l’Incarnation, du rebut qui a été fait de sa personne par ceux qui lui appartenaient, et de l’adoption des enfants de Dieu.3 »

Tout ce que vient de mentionner l’abbé Floriot se trouve dans la messe également. Je vous laisse lire son commentaire : vous verrez que le parallèle est frappant.

De son côté, l’abbé Olier fait remarquer l’Évangile de saint Jean se trouve inscrit sur un des trois canons de l’autel, mis à part donc d’un livre quelconque. Il y a sans doute une raison pratique à cela : puisqu’on le lit à chaque messe, mieux vaut ne pas ouvrir un livre mais lui accorder une place à part, plus commode. Cependant, cette raison est très insuffisante car on connaissait cet évangile par cœur, au témoignage de l’abbé Lebrun4.

Si le dernier évangile est lu à la toute fin de la messe, après l’Ite missa est, après la bénédiction, et si on le lit sur un carton et non dans un livre qui se ferme, c’est parce qu’il représente l’éternité, qui commencera d’une certaine manière à la fin des temps, et ne se fermera jamais. Lire l’évangile de saint Jean, c’est donc entrer symboliquement dans l’éternité. Quelle meilleure manière de terminer la messe ? Nous sommes appelés, non pas à retourner à la grisaille de notre vie terrestre, mais à avoir toujours dans la pensée le but de toute notre existence. Nous ne retombons point : nous finissons plus haut.

L’abbé Olier parle bien mieux que moi de toutes ces raisons. Cependant, comme il serait trop long à citer, je ne puis que vous suggérer de le lire5.

Saint Jean continuant à prier dans son martyre
Saint Jean continuant à prier dans son martyre

Tout en écrivant cet article, j’ai été frappé de la manière dont ce prologue correspond à une parfaite conclusion de dissertation : si l’on en croit l’abbé Floriot, il résume la messe toute entière ; si on en croit l’abbé Olier, il nous met un pied dans l’éternité. Résumé et ouverture : voilà des mots qui doivent parler à tous ceux qui sont au moins passés par le lycée !

J’aimerais parler davantage de ce passage, qui est si riche, mais au fond, il vaut mieux que vous lisiez tous ces commentateurs que j’ai longuement cités et dont je n’ai voulu que me faire le perroquet : de toute cette série d’articles, j’espère qu’il n’y a de moi que l’emballage et la présentation, et qu’aucune idée n’y est originale. Puissent ces dix petits grains de messe pousser dans le cœur de mes lecteurs comme le grain de sénevé, porter un fruit abondant et dresser de hautes branches vers le Ciel !

Terminons donc, si vous le voulez bien, par une paraphrase de cet admirable évangile. J’ai intercalé le texte latin avec ma paraphrase.

Saint Jean-Baptiste par Jacopo del Casentino
Saint Jean-Baptiste par Jacopo del Casentino

« In principio erat Verbum et Verbum erat apud Deum et Deus erat Verbum. Hoc erat in principio apud Deum. Omnia per Ipsum facta sunt, et sine Ipso factum est nihil quod factum est.6 »

Dans le Père le Verbe est au commencement ;
Le Verbe est en l’Esprit ; le Verbe est Dieu Lui-même.
La Création le fut sur Son commandement,
Et rien ne fut sans Lui de l’immense poème.

« In Ipso vita erat, et vita erat Lux hominum. Et Lux in tenebris lucet et tenebrae eam non comprehenderunt. »

La vie, notre lumière, avait son siège en Lui ;
La lumière du Verbe éclatait dans le noir,
La lumière brillait au milieu de la nuit,
Mais la nuit, aveuglée, ne voulait point la voir.

« Fuit homo missus a Deo cui nomen erat Iohannes. Hic venit in testimonium ut testimonium perhiberet de lumine ut omnes crederent per illum. Non erat ille lux, sed ut testimonium perhiberet de lumine. Erat lux vera quae illuminat omnem hominem venientem in mundum. »

Le Seigneur envoya dans le monde un témoin
Qui rendit témoignage à l’unique lumière ;
Puis le Verbe adorable et sublime en tous points
Descendit éclairer tout homme sur la terre.

« In mundo erat, et mundus per ipsum factus est, et mundus eum non cognovit. In propria venit et sui eum non receperunt. »

Le Créateur divin vint dans Sa création :
Sa création pour Lui n’eut pas le moindre égard.
Le Seigneur descendit au sein de sa nation,
Qui Le vit et dès lors détourna le regard.

« Quotquot autem receperunt eum dedit eis potestatem filios Dei, fieri his qui credunt in nomine Eius. Qui non ex sanguinibus, neque ex voluntate carnis, neque ex voluntate viri, sed ex Deo nati sunt. »

Mais le Verbe a voulu que tout homme qui croit
En Lui, le Fils de Dieu, le devienne à son tour,
Ô don que ni la chair, ni le sang, mais le Roy
Accorde à l’homme seul qui naît de son amour.

« ET VERBUM CARO FACTUM EST, et habitavit in nobis, et vidimus gloriam eius, gloriam quasi unigeniti a Patre, plenum gratiae et veritatis. »

Le Verbe s’est fait chair ; Il s’est fait l’un de nous,
Et nous, qui témoignons, L’avons vu dans Sa gloire,
Gloire du Fils de Dieu qu’on adore à genoux,
À qui l’on doit offrir l’holocauste du soir.

1Voir à ce sujet l’abbé Lebrun, op. cit., pp. 590 et 591. C’est à la fin du Moyen-Âge que l’usage s’est répandu, avant d’être avalisé par saint Pie V. Toutefois, Dom Guéranger donne une explication un peu différente dans la section « Dernier Évangile » de son Explication des prières de la sainte messe, selon laquelle seule la dévotion des fidèles aurait poussé les prêtres à ajouter cette lecture à la fin de la cérémonie.

2Père de Cochem, op. cit., p. 64. Tout un chapitre est consacré à ce sujet.

3Abbé Floriot, Traité de la Messe de paroisse : où l’on découvre les grands mystères cachés sous le voile des cérémonies de la Messe publique et solennelle : et les instructions admirables que Jésus-Christ nous y donne par l’unité de son sacrifice, Helie Josset, 1684, p. 686.

4Abbé Lebrun, op. cit., p. 588. De fait, il suffit de quelques années à le lire pour se rendre compte qu’on en connaît la totalité.

5Surtout à partir de la page 529.

6J’ai suivi le découpage le plus commun à l’heure actuelle. Néanmoins, anciennement, on ne découpait pas de cette manière-là le texte, et ces trois mots, « quod factum est », étaient rattachés à la suite. De plus savants que moi diront quelle est la bonne manière de faire : j’ai cru devoir m’en tenir à l’usage.

Hostie - CC Patnac

Dix petits grains de messe – 9 – Perceptio Corporis tui…


Hostie - CC Patnac
Hostie – CC Patnac

9 – Perceptio Corporis tui…

De tous les maux qui accablent notre temps, l’indifférence et le mépris à l’égard de la sainte communion sont des plus discrets et des plus catastrophiques : on va communier par ignorance, par habitude, par imitation, par respect humain, par goût du sacrilège. Le fidèle devrait se rendre compte de l’extraordinaire présent qui lui est fait en recevant le corps du Seigneur. Voici ce que nous devrions dire en communiant :

« Ah ! Que je suis heureux de sentir en mon âme
Les savoureux effets du zèle qui m’enflamme,
Je sens, mon Dieu, je sens ces effets savoureux :
Je te prends, Homme-Dieu, Homme-Dieu, je te mange,
Et te mangeant je sens que je fais un échange
Du fiel amer du monde au miel des bienheureux.1 »

Il est certain que l’habitude de communier a tué en nous une grande part du respect et, si j’ose dire, de la terreur qu’un tel acte devrait nous inspirer.

Heureusement, l’Église veille :

« Plusieurs saints prêtres n’ont pu apercevoir le moment de la réception du précieux corps de Jésus-Christ, sans se trouver saisis d’un respect et d’un saint tremblement, qui leur ont fait demander de nouveau la rémission de leurs péchés, et les grâces que la sainte Communion doit produire dans une âme bien préparée. […] Les fidèles, qui se disposent à communier, ne sauraient rien faire de mieux que d’entrer dans l’esprit des Oraisons que le prêtre dit.2 »

La Dernière Scène - Juan de JuanesC’est pourquoi il y a avant la communion deux oraisons dont la deuxième m’est particulièrement chère et que je vous propose ici.

«Perceptio Corporis tui, Domine Jesu Christe, quod ego indignus sumere praesumo, non mihi proveniat in iudicium et condemnationem; sed pro tua pietate prosit mihi ad tutamentum mentis et corporis et ad medelam percipiendam: Qui vivis et regnas in saecula saeculorum. Amen. »

Vous recevoir en moi
Qui ne suis qu’un pécheur,
C’est recevoir le Roy,
Ô Jésus, mon Seigneur.
Ne me condamnez pas :
Certes, je ne mérite
Rien sinon le trépas ;
Mais, Seigneur, que m’évite
Votre infinie bonté
Un si pénible sort,
Et m’offre la santé
De l’esprit et du corps.

Nous n’avons absolument pas conscience de ce qui se passe à l’autel pendant la messe, mais du moins pouvons-nous en avoir une petite idée. Plusieurs images représentent assez bien, à vue humaine du moins, l’acte grandiose accompli par le Christ Lui-même : on y voit le prêtre élever la sainte hostie, entouré des servants – c’est la partie visible ; au-dessus de lui, Jésus en croix, Lui-même sous le Saint-Esprit et le Père, entouré des saints, le plus souvent la Sainte Vierge, Saint Joseph, les apôtres, les patriarches, les prophètes, et les anges, tous rendant à Dieu une gloire bien supérieure à celle de toute l’humanité.

« À la Messe, nous ne sommes pas seuls à prier, les anges ploient le genou, les archanges intercèdent pour nous. » disait saint Jean Chrysostome3.

La messe
La messe

Il me semble qu’il est bon de se rappeler, de temps en temps, de fixer le chœur et de se dire : « Invisibles au pied de l’autel, les chœurs angéliques adorent le Sauveur. » Imaginez-les, ces anges de Dieu, avec de grandes ailes et des tuniques blanches, auréolés de lumière, côte à côte avec les céroféraires, agenouillés sur ces marches que vous pouvez voir et toucher, contemplant avec une admiration surpassant de très loin tout sentiment humain la Victime très sainte offerte à l’autel !

Ce que les esprits glorieux n’ignorent point, nous n’en avons qu’une perception très limitée : la différence infinie entre Dieu et nous. Ce n’est qu’une petite parcelle blanche que nous recevons, mais elle contient plus que l’univers. Les anges le savent, eux qui sont plus grands que nous, et nous ne le savons qu’à peine ; pourtant, c’est à nous qu’il a été donné de recevoir la Sainte Communion. Songeons même que, si pauvres chrétiens que nous soyons, si pécheurs que nous sommes, il nous a été octroyé une grâce qui n’a pas été accordée aux saints patriarches et prophètes : Jacob, Moïse, Élie, ont-ils reçu le corps du Seigneur Lui-même ? À vrai dire, cette pensée les eût probablement tués de terreur, parce qu’ils concevaient fort bien quelle différence il y a de Dieu à nous. Abraham, comme on l’a vu, a peut-être goûté déjà à l’Eucharistie, s’il est vrai que le sacrifice de Melchisédech est le même que celui du Christ4, mais il ne l’a pu qu’une fois ; quant à nous, cela nous est accordé tous les jours, et même plus d’une fois dans certaines circonstances particulières.

C’est pourquoi cette prière nous fait supplier le Seigneur de ne point regarder notre faiblesse et nos fautes qui nous rendent plus indignes encore de Le recevoir. Comment donc se fait-il que nous puissions approcher de l’Eucharistie puisque nous en sommes indignes ? Cela se fait parce que le Seigneur Lui-même l’a voulu et, pour que la justice ne fût point blessée par de telles atteintes, Il nous applique avec une grande bonté les mérites de Sa passion et de Sa mort, du moins dès lors que nous sommes enclins à les recevoir, c’est-à-dire lorsque nous sommes en état de grâce.

L'Agneau de Dieu
L’Agneau de Dieu

L’Eucharistie nous permet d’être plus forts spirituellement mais notez bien que la prière parle aussi de la santé du corps, et non seulement de l’âme. Il y a là comme une marque de la délicatesse divine qui va jusqu’à songer à la partie la moins élevée de Sa création à laquelle Il a pourtant daigné s’associer. Évidemment, la chair n’est pas la fin en soi, mais

« le corps sacré de l’Agneau sans tache doit faire dans notre corps une impression de courage et de force contre la mollesse et la concupiscence de notre chair. Jésus-Christ est le Lion de la Tribu de Juda ; et la participation de sa chair adorable doit nous rendre des lions terribles au démon, et nous fortifier contre nous-mêmes.5 »

Puissions-nous nous donc transformer nos cœurs en petits ermites uniquement préoccupés de Dieu pendant que nous recevons

« le prodige de la charité divine, le présent ineffable que les anges nous envient, l’union adorable et parfaite du Créateur avec sa faible créature, l’honneur le plus effrayant et le plus doux où l’homme puisse être élevé sur la terre.6 »

1Jean de Sponde, « Stances du Sacré Banquet et Convive de Jésus-Christ », treizième strophe.

2Abbé Lebrun, op. cit., pp. 526-527

3Cité par le R.P. Martin de Cochem, op. cit., p. 170.

4Sur ce point, je n’oserais trop m’avancer ; je recevrais avec une particulière attention toutes les critiques qui pourraient m’être faites à ce sujet et corrigerais aussitôt. Que le lecteur peu versé dans ces matières ne prenne donc pas mes phrases pour parole d’Évangile mais fasse confiance aux vrais docteurs : pour ma part, je ne cherche qu’à répéter ce que j’ai appris.

5Abbé Lebrun, op. cit., p. 533

6Paroissien Romain très complet à l’usage du diocèse de Luçon, Mame, 1891, p. 66.

Sacrifices d'Abel, Melchisédech et Abraham - Basilique Saint-Apollinaire (Ravenne) - CC José Luiz

Dix petits grains de messe – 8 – Supra quae…


Sacrifices d'Abel, Melchisédech et Abraham - Basilique Saint-Apollinaire (Ravenne) - CC José Luiz
Sacrifices d’Abel, Melchisédech et Abraham – Basilique Saint-Apollinaire (Ravenne) – CC José Luiz

8 – Supra quae

Ce n’était qu’avec de grands scrupules et la main tremblante que Tolkien osait écrire sur les mystères fondamentaux du monde : la Création de l’homme, la Chute, la Rédemption. Il est déjà audacieux à un laïc comme moi de tenter de parler pertinemment du plus grand mystère à l’œuvre dans le monde pour oser de surcroît commenter les paroles terribles et sublimes de la Consécration. Ce n’est jamais sans un frémissement que je les entends à la messe, lorsque je sers à l’autel, ou que je les récite mentalement lorsque je suis trop loin pour les entendre. Si un incroyant devait me lire, qu’il n’en vienne pas à penser que ce passage a été laissé de côté pour son peu d’importance : c’est au contraire sa sublimité qui me retient d’en oser toucher un seul mot.

Après la Consécration a lieu l’offrande à Dieu de la Divine Victime, dont nous avons rapidement parlé dans l’article précédent. La prière qui suit rappelle trois sacrifices de l’Ancien Testament qui sont des annonciateurs du seul Sacrifice parfait :

Supra quæ propítio ac seréno vultu respícere dignéris: et accépta habére, sícuti accépta habére dignátus es múnera púeri tui justi Abel, et sacrifícium Patriárchæ nostri Abrahæ: et quod tibi óbtulit summus sacérdos tuus Melchísedech, sanctum sacrifícium, immaculátam hóstiam.

Sur cette Victime adorable
Jetez un regard favorable,
Mon Dieu !

Le présent de l’enfant Abel,
Moins élevé, Vous parut bel
Et pieux.

Le sacrifice d’Abraham
Réjouit, sans secours de la lame,
Vos yeux.

Melchisédech, prêtre éternel,
Plut par ses rites solennels
Aux Cieux.

Ils annoncent le sacrifice
Parfait et saint de Votre Fils
Glorieux.

Rubens - Le péché originel
Rubens – Le péché originel

C’est peu dire que l’Ancien Testament est long et que le nombre de ses livres est élevé ! Le nombre de sacrifices qui y sont évoqués est également très grand, et cependant, c’est d’un seul et même livre, la Genèse, le premier et le plus ancien, que sont tirés tous ces exemples préfigurant le seul Sacrifice parfait, comme pour montrer que, dès l’origine, le dessein divin n’avait en vue que ce dernier.

Les rédacteurs du Canon, durant des siècles d’affinement, auraient pu rajouter, pourquoi non, les sacrifices instaurés par la loi mosaïque, mais ils ne l’ont pas fait. Ce n’était pas que ces sacrifices étaient sans valeur, loin de là : le sacrifice du soir, dont on a fait mention au cinquième article de cette série, est cité dans l’Offertoire.

Pour le comprendre, voyons les interprétations de ce passage, qui sont nombreuses ; non point contradictoires, mais complémentaires. J’aimerais vous montrer quelle richesse se cache dans ces mots que, pour ma part, j’ai lu des années sans y réfléchir. Lorsque vous aurez parcouru ces quelques lignes, qui ne font que brosser à grands traits des tableaux peints par nos maîtres commentateurs, songez bien qu’il ne s’agit que d’un très court passage de la Messe, et brûlez d’en apprendre autant sur le reste.

Mais commençons par Adam : quel était son sacrifice ? De quelle manière offrait-on à Dieu, dans cet état de perfection ? Lisons l’abbé Olier :

« Adam se sacrifiait ainsi à Dieu dans le Paradis terrestre, lorsque mangeant des fruits qui lui étaient permis, il les détruisait et immolait à la gloire de Dieu. Car consommant en lui-même la chose qu’il mangeait, il la rapportait et la faisait retourner à Dieu par l’extase et par les transports continuels qu’il faisait de soi-même en lui. Et c’est l’obligation essentielle de la religion, de faire retourner en Dieu tout ce qui en est sorti.1 »

Dans l’état de perfection, nul besoin de privation comme on l’entend maintenant lorsqu’on parle de sacrifice ; mais l’essentiel, le retour à Dieu de ce qui Lui revient, cela reste valable même après le péché.

Continuons par Abel. Nous connaissons tous l’histoire, relatée au chapitre IV de la Genèse. Caïn et Abel, fils d’Adam et d’Ève, hommes de la deuxième génération, offrent tous deux un sacrifice au Seigneur ; le premier fait présent de fruits de la terre, car il est laboureur ; le second offre la graisse et les premiers-nés de ses agneaux, car c’est un pasteur. Dieu agrée le sacrifice d’Abel, mais non celui de Caïn, raison pour laquelle ce dernier assassine son frère.

Le sacrifice d'Abel - Schnorr von CarolsfeldQue représente Abel ? Premièrement, les sacrifices de la religion naturelle, celle qui existe sans révélation mais sans altération démoniaque, sans tous les mensonges qui se sont infiltrés dans toutes les religions qui sont, pour cette raison et à bon droit, qualifiés de fausses ; secondement, Abel tué par son frère représente le Christ tué par ses frères Juifs ; troisièmement, Abel, mort, représente seulement Jésus mourant en croix. Quoique Abel ait reçu le noble titre de juste serviteur de Dieu2, son sacrifice est le moins grand des trois.

Celui d’Abraham est raconté au chapitre 22. Dieu demande à Son serviteur de Lui offrir son fils unique, Isaac, celui-là même que Dieu lui avait concédé alors que son mariage était demeuré stérile jusqu’à la vieillesse. Le Patriarche, cependant, n’hésite point et s’apprête à sacrifier son fils lorsque la main d’un ange le retient et lui donne un bélier qu’il offre à la place d’Isaac.

Le sacrifice d’Abraham, le seul Hébreu des trois hommes de cette prière, représente premièrement le sacrifice de l’ancienne alliance, conclue par Dieu avec lui ; deuxièmement, Isaac sur le point d’être sacrifié par son père représente le Fils de Dieu offert par la volonté du Père ; troisièmement, ce sacrifice représente non seulement la mort, mais aussi la résurrection de Jésus, puisque Isaac ne meurt point. Selon l’abbé Lebrun,

« il y a bien lieu de croire qu’Abraham a eu en vue ce mystère, puisque Jésus-Christ a dit de lui, qu’« il avait vu son jour, et qu’il s’en était réjoui.« 3 »

Le sacrifice d'Abraham - Le DominiquinMais le sacrifice de Melchisédech est de loin le plus intéressant. À bien des égards, ce personnage biblique est des plus fascinants, à cause de l’importance qu’il a et du peu de références qu’on y fait : trois en tout et pour tout. Ce qui est dit à son sujet de la Genèse tient en deux phrases :

« Melchisédech, roi de Salem, offrant du pain et du vin, parce qu’il était prêtre du Dieu très haut, bénit Abram4, en disant : Qu’Abram soit béni du Dieu très haut, qui a créé le ciel et la terre ; et que le Dieu très haut soit béni, lui qui par sa protection vous a mis vos ennemis entre les mains. Alors Abram lui donna la dîme de tout ce qu’il avait pris.5 »

Encore une fois, trois interprétations complémentaires peuvent être faites : le sacrifice de Melchisédech est celui de la nouvelle alliance éternelle ; il représente également la nourriture éternelle du Père, figuré ici par Abraham, laquelle nourriture est Son propre Fils ; il représente non seulement la mort, mais aussi la résurrection et l’ascension du Seigneur.

Il y a dans le texte de la messe une apposition fascinante qui qualifie le sacrifice de Melchisédech de saint, et sa victime d’immaculée. De tels qualificatifs ont posé des problèmes à de nombreux lecteurs attentifs des textes car ils ne devraient s’appliquer qu’au seul sacrifice du Christ. Cependant, l’Église non seulement n’a pas corrigé cette erreur prétendue, mais en outre s’est expliquée.

Melchisédech, roi et prêtre de Salem, c’est-à-dire de Jérusalem, non-Hébreu associé aux Hébreux par le sacrifice, sans généalogie, est une préfiguration du Christ Lui-même et son sacrifice, aux dires des commentateurs, est le même que celui du Christ, dont il n’est pas seulement une préfiguration, contrairement aux autres, mais

« qu’il est le Sacrifice même que Jésus-Christ a, pour ainsi dire, continué.6 »

« L’oblation de Melchisédech a si parfaitement préfiguré le sacrifice de la nouvelle alliance que cette prédiction en a été tirée : Tu es prêtre pour l’éternité selon l’ordre de Melchisédech, lequel, selon l’Apôtre : est assimilé au Fils de Dieu et reste prêtre perpétuellement.7 »

Le sacrifice de Melchisédech - CC Wolfgang Sauber
Le sacrifice de Melchisédech – CC Wolfgang Sauber

Concluons cet article avec l’abbé Lebrun :

« N’oublions pas aussi qu’Abel, Abraham, et Melchisédech nous ont montré quels doivent être nos Sacrifices. Abel offrit ce qu’il avait de meilleur, Abraham immola ce qu’il avait de plus cher. Melchisédech n’offrant que des choses aussi communes que sont le pain et le vin, éloigne du sacrifice toute ostentation, n’offrant que pour la seule gloire de Dieu.8 »

1Abbé Olier, op. cit., p. 433

2Bien que ‘puer’ signifie d’abord enfant, il a aussi le sens de serviteur, plus juste ici. Ma paraphrase est en cela quelque peu infidèle.

3Abbé Lebrun, op. cit., p. 438

4Nom porté par Abraham avant que Dieu ne lui en donne un nouveau. La rencontre de Melchisédech a lieu avant ce changement de nom.

5Genèse, 14, 18-20. Traduction de l’abbé Fillion.

6Abbé Lebrun, op. cit., p. 440

7« Oblation quoque Melchisedech tam proprie novum sacrificium praesignavit, ut inde praedictum sit : Tu es sacerdos in aeternum secundum ordinem Melchisedech, qui secundum Apostolum : Assimilatur Filio Dei, manet sacerdos in perpetuum. » Durand de Mende, op. cit., p. 278. Cet extrait contient les deux seules autres références à Melchisédech : la première est tirée du psaume 109, verset 4 ; la seconde vient du tout début du chapitre 7 de l’Épître de Saint Paul aux Hébreux, chapitre qui s’attache à montrer le lien entre Melchisédech et le Christ.

8Abbé Lebrun, op. cit, p. 441.

Simone Martini - L'élévation de l'Hostie

Dix petits grains de messe – 7 – Haec dona…


Simone Martini - L'élévation de l'Hostie
Simone Martini – L’élévation de l’Hostie

7 – Haec dona…

« Benedicas haec dona, haec munera, haec sancta sacrificia illibata. »

« Bénissez ces dons, ces présents, ces sacrifices saints et sans tache.1 »

Une fois n’est pas coutume, je n’ai pas voulu traduire, c’est-à-dire paraphraser, le texte de la messe sous la forme d’un poème. Pourquoi ? C’est que la précision est ici de mise et que mes traductions, comme vous avez pu le remarquer, n’ont absolument pas cette qualité (j’espère que d’autres compensent cette absence !)

Longtemps me suis-je demandé, en lisant la première prière du Canon où se trouve cet extrait : « Pourquoi donc l’Église prend-elle plaisir à répéter mille fois les mêmes choses ? Pourquoi accumuler des synonymes ? » D’autant que ce n’est pas le seul endroit où l’on trouve des répétitions : songez à ces longues répétitions que sont les litanies…

Les dons et les présents, cela a exactement le même sens ; et si le mot « sacrifices » n’a pas le même sens, est-ce que, de toute façon, ça ne désigne pas exactement la même chose, à savoir le pain et le vin qui sont sur l’autel, peu avant d’être consacrés ? Au fond, un seul mot n’aurait-il pas suffi ? J’avais même l’outrecuidance insensée de penser que, le jour où la messe traditionnelle serait rétablie, il serait certainement nécessaire de faire des modifications car cela n’irait pas sans compromis ; et ma foi, j’étais tout à fait prêt à abandonner ces quelques mots à la furie des simplificateurs, pourvu qu’on conservât le reste.

Fou et insensé que j’étais ! À présent, jugez-moi fol si vous le voulez, traitez-moi d’obscurantiste, de passéiste, de maniaque et de tous les mots d’oiseaux appropriés qui passeront entre vos deux oreilles, je n’ai plus qu’un souhait : qu’on ne touche plus à rien avant au moins trois ou quatre siècles, quand nos successeurs seront sortis de la longue convalescence qui ne manquera pas de succéder à la fureur de la maladie dont, je l’espère, nous vivons les derniers feux.

Plus j’ai étudié la messe, plus j’ai lu à son sujet, plus mon admiration a cru, plus j’ai eu le désir que ce trésor inestimable soit conservé tel quel, sans rien changer, et surtout sans rien retrancher. Imagine-t-on une commission confier à Jackson Pollock le soin de repeindre le visage de la Joconde pour l’adapter à la modernité ? On crierait au scandale ! C’est pourtant ce qu’on a fait il y a soixante ans avec la messe : Mgr Bugnini a été le Jackson Pollock de la liturgie2.

Dans la messe, il n’existe rien sans une excellente raison. C’est bien évidemment le cas ici. D’après l’abbé Lebrun, il existe une différence fondamentale entre les dons et les présents : les premiers sont donnés par les supérieurs aux inférieurs ; les seconds par les inférieurs aux supérieurs. Comment se fait-il alors que les espèces sont appelées ainsi ?

« Le pain et le vin qui sont sur l’Autel sont appelés dons, dona, par rapport à Dieu, de qui nous viennent tous les biens ; ils sont nommés présents, munera, par rapport aux hommes qui les présentent à Dieu. Nous ne pouvons lui offrir que ses dons : Toutes choses sont à vous, Seigneur.3 »

Et pourquoi le pain et le vin sont-ils appelés sacrifices ?

« Premièrement, parce qu’ils sont choisis et séparés de tout usage, pour être consacrés à Dieu […] Secondement, parce qu’on envisage alors ces dons comme le futur corps de Jésus-Christ, qui est l’unique hostie sainte et sans tache.4 »

Cette prévision du Christ dans les oblats rejoint l’opinion de Dom Guéranger5.

Sainte Hostie de la Chapelle de Dijon - Barthélémy d'Eyck (attribution)
Sainte Hostie de la Chapelle de Dijon – Barthélémy d’Eyck (attribution)

L’abbé Olier a une autre explication qui complète celle de l’abbé Lebrun : après avoir fait remarquer que les trois mots correspondent aux trois bénédictions que le prêtre accomplit à ce moment-là, il ajoute :

« Par le mot munera, on entend les présents qui doivent être au milieu des offrandes sacrées […] C’est pour cette considération qu’on met ce mot Munera, au milieu de ceux-ci : Dona et sacrificia. Car le mot Dona signifie le pain, et Sacrificia signifie le vin.6 »

N’est-ce pas contradictoire ? En fait, ces mots ont une profondeur si grande qu’ils symbolisent plusieurs choses à la fois. L’exégèse biblique ne procède pas autrement.

On trouve un magnifique écho de ces trois mots dans la prière qui suit immédiatement la consécration :

« Offerimus […] hostiam puram, hostiam sanctam, hostiam immaculatam, panem sanctum vitae aeternae, calicem salutis perpetuae. »

« Nous offrons l’hostie pure, l’hostie sainte, l’hostie immaculée, le pain saint de la vie éternelle et le calice du salut éternel. »

Il me semblait, là encore, qu’on pouvait se passer de toutes ces redites, qu’on pouvait garder l’une de ces expressions, indifféremment.

Chacune a pourtant sa valeur :

« L’hostie pure, l’hostie sainte, l’hostie immaculée, c’est-à-dire l’Eucharistie, préservée de tout péché, originel, véniel ou mortel.7 »

À présent que j’ai été instruit et édifié, ma sensibilité a crû étonnamment et, riez si vous le voulez (je ne vous donnerai pas tort !), j’ai presque des soupirs intérieurs en prononçant ces mots d’hostie pure, d’hostie sainte, d’hostie immaculée. Je ne vais pas à la messe pour avoir des sensations et pour m’y sentir bien ; ce n’est pas ce que j’y recherche ; néanmoins, il m’arrive d’éprouver parfois de tels attendrissements.

Il me semble que la répétition a en elle-même quelque chose de profondément religieux8, pour le meilleur ou pour le pire. J’ai déjà touché un mot des litanies, mais on pourrait parler du chapelet, du rosaire, de la répétition systématique des offices, de l’année liturgique… On dit que les moines sont déjà entrés dans l’éternité, sans doute parce qu’ils ont aussi la vie la plus régulière, la plus répétitive qui soit. La répétition est le seul moyen, me semble-t-il, de donner l’idée de l’éternité dans ce siècle fuyant ; il est le seul moyen de donner une idée de la grandeur de Dieu : on cherche sans cesse un nouveau mot, mais jamais on ne parvient à épuiser l’infini.

Un calice, vase qui contient le Précieux Sang de Notre-Seigneur - CC Sailko
Un calice, vase qui contient le Précieux Sang de Notre-Seigneur – CC Sailko

C’est une chose qui semble si vraie qu’on la retrouve partout : chez les hindous qui répètent leurs mantras ; chez les musulmans qui récitent les 99 noms d’Allah9 ; chez Baudelaire, qui ne trouve rien de mieux que d’écrire des Litanies de Satan10 ; chez nos contemporains, enfin, dont la musique techno (et ses dérivés) se répète sans cesse pour rendre l’instant éternel.

En fin de compte, il semble que je doive donner raison à Péguy lorsqu’il écrivait ses poèmes répétitifs et monotones. Je ne puis résister à l’envie de donner un extrait du huitième poème de La Tapisserie de sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc, où l’expression « Les armes de Jésus » répond inlassablement à « Les armes de Satan » :

« Les armes de Jésus c’est la race future,
C’est le riche missel, c’est la miniature.
Et le ciel et l’enfer et la terre en peinture
Les armes de Satan c’est la mésaventure,
Le traître couronné, la mauvaise lecture,
Les armes de Satan c’est la littérature. »

1D’après la traduction de l’abbé Lebrun, op. cité p. 355.

2Je ne veux pas faire de Mgr Bugnini le seul responsable de ce désastre ; cette image est seulement destinée à frapper le lecteur. Pour plus d’informations, je suggère au lecteur le livre de l’abbé Barthe, La Messe de Vatican II, Via Romana, à propos duquel j’ai déjà touché un mot sur ce blogue.

3Abbé Lebrun, op. cité, p. 357

4Ibid, pp. 357-358.

5« Bénissez-les, non dans leur sens matériel de pain et de vin, mais en considérant le corps et le sang de votre Fils, auxquels ils vont être changés. Aussi est-ce pour bien montrer qu’il a en vue le Christ que le Prêtre marque du signe de la Croix le pain et le vin. » Dom Guéranger, op. cité, section Te igitur.

6Abbé Olier, op. cité, p. 383.

7« Hostiam puram, hostiam sanctam, hostiam immaculatam, idest Eucharistiam, immunem ab omni culpa originali, veniali, et criminali. » Durand de Mende, Rationale Divinorum Officiorum, Joseph Dura, 1859, p. 277.

8« La répétition imitative est propre au mouvement rituel », écrit l’abbé Barthe. (La Messe, forêt de symboles, Via Romana, p. 135.)

9La récitation de ces 99 noms est d’ailleurs censée offrir le paradis à celui qui les récite : « Certes Dieu a 99 noms, cent moins un. Quiconque les énumère entrera dans le Paradis ; Il est le singulier qui aime qu’on énumère ses noms un à un. » (Hadith de Boukhari). On retrouve bien cette idée d’éternité liée à la répétition.

10Dans Les Fleurs du Mal. On ne m’en voudra pas de citer Baudelaire dans un article parlant de la messe : je n’ai fait que prendre exemple sur l’abbé Barthe qui a carrément donné au titre de son livre une couleur baudelairienne (La Messe, une forêt de symboles). Pauvre Baudelaire. Puisse-t-il s’être jeté aux pieds de la croix, comme le lui suggéra Barbey d’Aurevilly, au moment où plus personne ne pouvait le comprendre.

Un retable de la Crucifixion

Dix petits grains de messe – 6 – Dialogue sur la Préface de la Sainte Trinité


De la Préface de la Très Sainte Trinité

Instruction du roi Théodoric par les saints Sapientisme et Logophore

Ce dialogue sur la Trinité nous est parvenu par un manuscrit du XVIIIème siècle seulement, dont le scribe, anonyme, précise qu’il ne fait que recopier un original daté par lui du Xème siècle, bien que certains traits lexico-syntaxiques semblent renvoyer à la Renaissance Carolingienne. Il ne s’agit pas d’une œuvre complète : le même scribe indique qu’il y a neuf autres dialogues, dont celui-ci n’est que le sixième. Quant aux autres, on ne sait ce qu’ils sont devenus.

Sont ici mis en scène deux saints, Sapientisme et Logophore, qui exposent la doctrine catholique à Théodoric, roi des Ostrogoths qui gouverna l’Italie au cinquième siècle. Le caractère fictif d’un tel dialogue ne fait aucun doute puisque, comme on le verra, le roi qui nous est ici présenté semble bien trop favorable à la doctrine nicéenne alors que le véritable Théodoric était arien et fit souffrir l’Église lors d’une persécution au cours de laquelle il mit à mort Boèce – lequel était entre autres auteur d’un De Trinitate. La profession de foi finale paraît donc fort peu vraisemblable.

La Sainte Trinité - Les Grandes Heures d'Anne de Bretagne
La Sainte Trinité – Les Grandes Heures d’Anne de Bretagne

Saint Logophore

Hier, ô prince, tu as voulu savoir pourquoi dans nos saintes cérémonies nous usions de l’encens. Si aujourd’hui tu nous fais venir, c’est que tu désires à nouveau t’instruire des mystères de notre sainte religion. Dis-nous ce que tu veux savoir, et nous te répondrons, autant du moins que notre science imparfaite le permettra.

Théodoric

Il m’a plu en effet de vous faire venir afin de m’entretenir de la nature de Dieu. Car, ce matin, tandis que je me promenais dans la douceur de mes jardins, je songeai à part moi quelle extraordinaire doctrine nous professons lorsque nous disons qu’il n’est qu’un seul Dieu, mais qu’il a également comme trois visages. « Que faut-il entendre par là ? », me disais-je tout en marchant, et je me suis assis afin de réfléchir plus longuement à ce mystère. Cependant, alors que le soleil avait atteint le zénith, je n’étais pas plus avancé qu’au début de la journée et je résolus de vous faire venir afin de me découvrir les secrets de la Trinité.

Saint Sapientisme

Ô roi, nous ne gardons rien caché dans notre religion, contrairement à d’autres qui ne voilent leur doctrine que pour mieux en masquer la vanité ou l’absurdité et ne cherchent à attirer l’âme assoiffée que par une obscurité séduisante qui paraît receler de grands mystères et non par la vérité. Aussi, tout ce que nous disons de la Très Sainte Trinité est connu de tous ceux qui professent la vraie foi.

Saint Logophore

Toi même, ô prince, tu as déjà entendu de nombreuses fois l’enseignement de la Sainte Église là-dessus car, à chaque dimanche qui suit la Pentecôte et l’Épiphanie, le prêtre lit la préface du Canon qui expose en quelques phrases ce dogme très saint.

Un conseiller

S’il tient en si peu de mots, ce ne doit pas être un bien grand mystère !

Théodoric

Que répondez-vous à cela ?

Saint Sapientisme

Ô roi, il n’est pas difficile de répondre à la dérision de ton conseiller. En effet, le mystère de la Très Sainte Trinité est si grand et si profond qu’il ne peut être compris de personne en ce monde. Si profond au contraire est ce mystère que les plus grands saints et les plus grands savants ont écrit de nombreuses pages pleines de sagesse et pourtant ne sont pas parvenus à le saisir entièrement : en effet, l’homme, qui est fini, ne peut saisir Dieu, qui est infini.

Saint Logophore

Si tu le désires, ô prince, nous pourrons te communiquer les traités que consacrèrent les bienheureux Augustin et Hilaire à ce si noble sujet, mais pour aujourd’hui, nous ne parlerons, si tu le veux bien, que de la Préface de la Sainte Trinité.

Théodoric

Et qu’est-ce qu’une préface ?

Saint Sapientisme

Une préface, que d’aucuns appellent contestation ou même immolation, est la prière que chante le prêtre avant que d’entrer dans le Saint des Saints, avant que d’entrer dans le silence du Canon pendant lequel il renouvellera le Saint Sacrifice. C’est cette prière, ô roi, qui précède le Sanctus. De même que Notre Seigneur, avant que d’endurer Sa glorieuse Passion, se recueillit au Jardin des oliviers et versa une sueur de sang à la pensée de ce qu’Il allait souffrir, de même le prêtre, qui représente le Christ Lui-même, se recueille mais cette fois-ci de manière parfaitement glorieuse, car le sacrifice qu’il est sur le point d’offrir est cette fois tout de gloire et d’honneur. Aussi est-ce un chant de louange que la Préface, et la Préface en l’honneur de la Très Sainte Trinité est une des plus belles qui ont été composées. Car, ô roi, quelque venin que cherche à répandre ton conseiller, qui mériterait davantage le titre d’ennemi ou de traître à cause de ses mauvaises paroles et qui en vérité te rend de fort mauvais services, si grand fut le génie naturel que Dieu accorda aux auteurs de cette Préface, et si grande l’inspiration que le Saint-Esprit souffla en leurs cœurs lorsqu’ils la rédigèrent, que c’est un miracle de brièveté et de concision dans lequel tout le mystère de la Très Sainte Trinité se trouve contenu, bien qu’il ne soit point élucidé dans sa totalité.

Camée d'Auguste - Croix de Lothaire
Camée d’Auguste – Croix de Lothaire

Saint Logophore

Ô prince, cette bague que tu portes au doigt, peux-tu nous la montrer ? Peux-tu nous dire ce qu’elle représente ?

Théodoric

Certainement. Le chaton de cette bague est orné d’un camée qui représente le profil d’un roi. L’art du sculpteur a admirablement rendu son nez aquilin, son menton décidé et jusqu’aux plis de sa tunique et aux veinures des lauriers dont il est couronné.

Saint Logophore

Ô prince, dirais-tu que, parce que cette bague est un objet de petite taille, elle n’a pas grande importance, ou que l’art de celui qui l’a façonnée en est moins grand ?

Théodoric

Bien au contraire : l’artisan ne m’en paraît que plus digne d’admiration. Assurément, il n’est rien qui soit plus beau parmi tous mes trésors, et même tout mon or et mon argent me paraît de peu de valeur en comparaison de cette bague.

Saint Logophore

Mais que dis-tu de ce qu’elle ne montre pas l’autre profil, ou bien le corps de cet homme, ô prince ? Cela te semble-t-il un défaut ?

Théodoric

Pas du tout, car il n’est de toute façon pas possible de représenter les deux faces ; quant au corps, cela compte bien peu par rapport au visage : en effet, un homme se fait surtout remarquer par les traits de son visage, et non par le reste de son corps, à moins qu’il n’ait quelque défaut physique qui ne le fasse sortir du commun.

Saint Logophore

Ô prince, qui ne dirait que tu as admirablement parlé ? Il me semble en outre, à moi, que tout ce que tu as dit de cette bague s’applique très exactement à la Préface de la Sainte Trinité. En effet, elle est de fort petite taille, et pour cette raison elle ne peut pas tout dire d’une si vaste matière ; cependant, elle expose tout ce qu’il y a d’important à savoir, et l’expose d’une manière absolument remarquable.

Théodoric

Dites-nous alors le texte de cette Préface afin que nous l’entendions.

Saint Sapientisme

Ô roi, voici quelle est la Préface de la Très Sainte Trinité :

Ô Père qui, avec Votre Fils unique et le Saint-Esprit, êtes un seul Dieu, êtes un seul Seigneur, non dans l’individualité d’une seule personne, mais dans la Trinité d’une seule substance, ce que, en effet, nous croyons de Votre gloire, parce que Vous vous êtes révélé, nous le pensons indistinctement de Votre Fils et du Saint-Esprit sans faire aucune différence, de telle sorte que, nous qui confessons la vraie et éternelle Divinité, nous adorons la propriété dans les personnes, l’unité dans l’essence et l’égalité dans la majesté.

Un conseiller

Quel texte admirable, en effet ! Est-il un seul membre de cette assemblée qui ait compris plus que des mots ici ?

Théodoric

Quelque déplaisir que cela me cause, je dois bien me ranger à l’avis de mon conseiller, car je n’ai pas saisi le sens de cette Préface, et même certains mots me sont obscurs, ou du moins n’évoquent rien de précis en moi. Cependant, ne laissez pas votre cœur se refroidir sous l’action des paroles de cet homme, mais qu’au contraire elles vous servent d’aiguillon et fassent brûler en vous le désir de nous instruire, et moi en premier lieu, car je ne demande pas mieux que d’être éclairé sur tout ce que vous venez dire.

Un retable de la Crucifixion
Un retable de la Crucifixion

 

Saint Sapientisme

Autant que le Seigneur m’a accordé d’intelligence et autant d’inspiration qu’Il m’accordera en cette heure, ô roi, je t’expliquerai ces saintes paroles selon ton désir. Nous disons en effet qu’il n’y a qu’un seul Dieu, et non une multitude de dieux comme le croient les Païens ; mais que Dieu n’est pas une personne, mais trois personnes.

Un conseiller

Pure sottise ! Idée insensée : qui peut être trois et un à la fois ?

Saint Logophore

C’est un grand mystère en effet, et nul ne te le dévoilera, ô prince, parce qu’il est hors de la portée de l’homme de le comprendre. Mais regarde autour de toi, et tu verras mille choses qui sont à la fois un et plusieurs : n’en vois-tu point ?

Théodoric

Si fait : mon gant est un, mais il a cinq doigts ; cette fleur est une, mais elle a plusieurs pétales ; ce palais est unique, mais il contient de nombreuses pièces. Est-ce ainsi qu’est Dieu ?

Saint Logophore

Tu as bien répondu, ô prince, et ta dernière question est très pertinente, car ce n’est pas tout à fait ainsi qu’est Dieu : Il n’est pas, en effet, un gant à trois doigts, une fleur à trois pétales ou un palais à trois pièces, mais, si tu me permets de poursuivre cette comparaison, chacun des doigts est aussi le gant tout entier, chacun des pétales est la fleur entière, chaque pièce du palais est le palais lui-même.

Théodoric

Comment une telle chose est-elle possible ?

Saint Sapientisme

Cela, ô roi, encore une fois, n’est pas accessible à la faiblesse de l’esprit humain, mais tu dois savoir que chacune des personnes de la Très Sainte Trinité est si unie aux deux autres qu’elle est non seulement de même nature, mais aussi de même substance, de sorte que toutes trois ne sont qu’un.

Théodoric

Voilà que je croyais comprendre ce que tu me disais, mais tu me jettes dans une perplexité plus grande encore : quelle différence fais-tu entre nature et substance ? N’est-ce pas la même chose ?

Saint Sapientisme

Nullement, ô roi, bien que ce soient deux idées en rapport. Permets-moi, ô roi, cette comparaison car, toi, bien que tu aies été élu de Dieu pour gouverner ton peuple et ce pays, et moi, qui ne suis que le plus petit serviteur de Dieu, malgré la différence de nos états, nous sommes néanmoins tous deux hommes, c’est-à-dire que nous sommes de même nature, que nous partageons la même nature humaine. Cependant, nous ne sommes certainement pas de même substance : s’il en allait différemment, nous partagerions la même âme et le même corps, ce qui, ainsi que chacun peut le constater, est manifestement faux. Or, quant à Dieu, qui est parfait, il ne peut être autrement que chacune des personnes de la Très Sainte Trinité ne partage, non pas simplement la même nature, mais encore la même substance, sans quoi il y aurait non pas un Dieu, mais trois dieux.

Saint Logophore

Cependant, ô prince, si chacune des trois personnes est si intimement liée aux deux autres qu’à elles trois elles ne sont qu’un Dieu, nous croyons néanmoins que chacune des personnes est distincte des deux autres, sans quoi il n’y aurait plus que l’unité, et non la Sainte Trinité. C’est pourquoi chacune de ces divines personnes porte un nom qui lui est propre : la première est le Père, que nous appelons ainsi parce qu’Il engendre le Fils, qui, Lui, est engendré par le Père, et la troisième est le Saint-Esprit, qui procède du Père comme du Fils. Le Père n’est ni le Fils, ni le Saint-Esprit ; le Fils n’est ni le Père, ni le Saint-Esprit ; le Saint-Esprit n’est ni le Père, ni le Fils ; mais le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu. Si tu veux être sauvé, ô prince, tu dois croire tout ce que je viens de dire.

Écusson de la Sainte Trinité
Écusson de la Sainte Trinité

Théodoric

Je le crois volontiers, puisque l’Église l’enseigne, quoique ce soit difficile à admettre. Mais dites-moi, si la première personne est le Père, il faut donc qu’elle soit plus ancienne et supérieure aux deux autres : comment donc cela se peut-il puisque chaque personne est Dieu ?

Saint Logophore

Ô prince, ne te laisse pas abuser par ce beau nom de Père car, s’il est vrai que, parmi les hommes, et même parmi les bêtes, le père est le chef, et gouverne la femme et les enfants, il n’en est pas de même de Dieu, car la première personne de la Sainte Trinité n’est ainsi appelée que parce qu’elle engendre le Fils, et que le Saint-Esprit procède du Fils et de Lui.

Dieu le Père - Cima da Conegliano
Dieu le Père – Cima da Conegliano

Saint Sapientisme

Sache donc, ô roi, que chacune des personnes est égale aux deux autres : toutes trois sont incréées, c’est-à-dire que, contrairement à nous, rien ne les a fait venir à l’existence, bien qu’elles existent ; éternelles, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas eu de commencement, et n’auront point de fin ; infinies, c’est-à-dire qu’elles n’ont absolument pas de limite d’une manière ou d’un autre. Toutes trois, ô roi, sont égales en majesté et en gloire et toutes trois, ô roi, peuvent à juste titre être appelées Seigneur ; toutes trois tiennent dans leur main la toute-puissance devant laquelle rien ne résiste. Si bien que, tout ce que l’on peut dire au sujet du Père est vrai également pour le Fils et pour le Saint-Esprit, si ce n’est qu’il n’y a point identité entre les trois personnes.

Un conseiller

Quelle doctrine aberrante ! Vraiment, est-il raisonnable de croire de pareilles fables ? Que chacun examine à la lumière de son intellect la vraisemblance d’un tel galimatias et, s’il parvient à démontrer, par un infaillible syllogisme, la véracité de toutes les sottises qu’on vient de proférer, je jure d’y croire à mon tour jusqu’à ce que la mort m’emporte !

Saint Logophore

Ô prince, en effet, la raison humaine n’a pas le pouvoir ni d’apprendre d’elle-même, ni de comprendre une si noble matière car, s’il a été possible aux hommes les plus sages de découvrir qu’il existait, non pas une multitude de dieux, mais un seul Dieu, il a fallu que ce fût Dieu Lui-même qui découvrît à l’homme Sa Sainte Trinité. C’est le Seigneur, en effet, qui le révéla jadis à Abraham sous l’apparence de trois jeunes hommes, ainsi que l’écrivit Moïse, puis qui le fit savoir en envoyant Son Fils bien-aimé, notre Seigneur Jésus-Christ, qui proclama au monde Sa divinité et annonça la venue du Paraclet, qui est le Saint-Esprit. Seule la Révélation a pu nous le faire savoir car, sans elle, notre raison ne le pouvait nullement.Théophanie de Mambré

Saint Sapientisme

Ô roi, la raison humaine qui voudrait, sur l’appui de son seul témoignage, refuser une telle doctrine, commettrait assurément un grand péché d’orgueil car, en agissant ainsi, elle affirmerait sans trembler qu’elle ne doit rien admettre au sujet de Dieu qui soit extérieur à sa compréhension. Or, s’il en était ainsi, il est certain que Dieu ne serait pas Dieu, puisqu’il pourrait être compris entièrement de l’homme, ou bien que c’est la raison humaine qui, elle-même, serait Dieu, ce qui, ainsi que tout un chacun peut le constater, est faux.

Saint Logophore

En effet, ô prince, si la raison humaine n’est même pas capable de comprendre la majeure partie de la Création, comme le mouvement des astres, les tremblements de terre, l’homme lui-même, ou même simplement ce qui meut un ciron, toutes choses infiniment moins grandes que Dieu, comment pourrait-elle prétendre comprendre l’Auteur de toutes ces choses ? Puisque tu crois en Notre Seigneur Jésus-Christ, tu dois aussi croire dans tout ce qu’Il nous a enseigné, bien que cela dépasse les forces de la raison humaine.

Théodoric

Vos paroles, ô sages envoyés de Dieu, ont éclairé mon cœur et mon intelligence. Désormais, je ne douterai plus et je crois, et j’engage tous mes sujets à faire de même, qu’il n’y a qu’un Dieu, et qu’Il est Père, Fils et Saint-Esprit.

Encensoir - CC John P. Workman, Jr.

Dix petits grains de messe – 5 – Dirigatur Domine


Encensoir -  CC John P. Workman, Jr.
Encensoir – CC John P. Workman, Jr.

5 – Dirigatur, Domine…

« Dirigatur, Domine, oratio mea, sicut incensum, in conspectu tuo. »

« Que monte ma prière
Devant Vous, ô mon Dieu,
Comme l’encens, que le thuriféraire
Fait monter sous Vos yeux. »

À vrai dire, je n’ai jamais trop aimé l’encens : son parfum capiteux me donne des maux de tête et sa fumée m’a souvent fait tousser, notamment lorsque je servais à l’autel ; voire, lors des grandes chaleurs, des nausées et un peu d’étourdissement. Après tout, n’est-ce pas tout à fait normal ? L’encens est destiné à Dieu ; je ne suis qu’un homme. Comment pourrais-je supporter ce qu’Il s’est réservé depuis les temps mosaïques1 ?

Jadis, l’encens était offert à Dieu sur l’autel des parfums ; les cérémonies chrétiennes n’ont pas manqué de conserver un si saint usage2. De même que les mages les premiers offrirent l’encens à Jésus, reconnaissant ainsi, ô science admirable, qu’était vraiment Dieu ce petit enfant, le prêtre offre l’encens devant le pain et le vin, voyant déjà en eux le corps et le sang sacré de Notre Seigneur. Ce n’est rien en apparence, cette petite rondelle blanche, ces quelques gouttes de vin mêlées d’eau ; ce n’est rien à notre œil, mais notre foi affirme que c’est bien Dieu qui s’y trouvera quelques instants plus tard.

En fait, il y a à la messe (du moins à la grand-messe) deux encensements ; le premier a lieu juste après l’Introït, le second pendant l’Offertoire, de même que les Hébreux offraient l’encens le matin et le soir3. C’est très à propos que l’Église a choisi ces paroles admirables tirées du psaume 140, puisque David dit ensuite : « Que l’élévation de mes mains soit comme le sacrifice du soir. » Or, à ce sacrifice avait aussi lieu l’immolation de l’agneau :

« il s’agit ici tout à la fois de l’agneau immolé chaque soir, et des offrandes d’encens […] qui accompagnaient cette oblation.4 »

Voyez quelle profondeur recèlent ces courtes paroles et la place qui leur a été accordée dans le cours de la messe ! Détail, dira-t-on, détail. Détail ? Mais si tous les détails sont aussi lourds de sens, et ma petite étude de la messe me l’a suffisamment montré, on devrait, avant d’y toucher, trembler et amonceler des piles de recherche et d’exégèse. Quelle perte, oh, quelle perte on fait en tranchant d’un coup barbare ces merveilles de raffinement ! Mais revenons à notre matière.

L'autel des parfums dans l'Ancienne Alliance
L’autel des parfums dans l’Ancienne Alliance

Si l’odeur de l’encens m’indispose, la vue de la fumée qui s’élève m’a en revanche toujours plu : il y a quelque chose de fascinant dans ces volutes aux formes uniques, un peu grises, un peu bleues, qui révèlent les rayons du soleil, s’il y en a, et qui se dissolvent peu à peu dans le ciel. J’aime à penser que la fumée que nous faisons monter ainsi ne disparaît pas tout à fait mais rejoint en réalité la colonne de fumée qui guidait les Hébreux lors de l’Exode, qu’elle monte effectivement comme nos prières vers Dieu.

Nous autres fidèles ne pouvons offrir de l’encens, mais si nous voulons reprendre ce symbole de la prière qui s’élève vers Dieu, il nous est loisible d’offrir des cierges dont la flamme monte elle aussi. Cependant, et cela explique aussi, peut-être, pourquoi nous ne présentons l’encens qu’au cours de cérémonies sacrées, l’encens a un caractère particulier, une symbolique qui lui est propre et qui dépasse ce que nous avons vu jusqu’ici.

Nos prières, en effet, ne peuvent être directement agréées de Dieu, à cause de notre péché. Il faut que notre prière soit portée par quelqu’un qui soit plus grand que nous : cette personne, c’est le Christ, assisté de sa sainte mère. L’abbé Olier écrit ceci :

« la sainte Vierge est bien représentée par le Thuriféraire [ c’est-à-dire le servant qui porte l’encens …] puisqu’elle est cette femme revêtue de lumière, c’est-à-dire, couverte des splendeurs de Jésus-Christ et de ses divins exemples : […] c’est une femme environnée de son Fils, pénétrée comme un cristal des brillants du soleil ; enfin, c’est elle qui répand partout la bonne odeur de Jésus-Christ, et qui comme un temple sacré a été embaumée des parfums de Notre-Seigneur, s’offrant à son Père comme un encens très-suave, qu’elle répand après dans l’Église, et dont elle parfume tous les particuliers.5 »

Étonnante comparaison : le Christ est l’encensoir, la Vierge est le thuriféraire qui répand l’encens. Que personne ne s’écrie, comme Durtal dans La Cathédrale : « C’est la démence du symbolisme ! », car cette idée n’est pas une lubie de l’abbé Olier : pour qui a l’habitude de lire ou de chanter les Vêpres, ce verset que j’ai paraphrasé est exactement le même que celui qu’on a coutume de chanter lors de cet office juste avant le Magnificat, juste avant le chant de la Vierge elle-même. Qu’on ne croie pas qu’il s’agisse d’un simple hasard : une maigre connaissance en ce domaine fait tout de suite comprendre qu’il n’y a pas de hasard ; les hommes qui ont composé la liturgie sont comme ces ouvriers qui obéissent à l’architecte, ne connaissant jamais le plan tout entier, n’ayant qu’une idée assez sommaire de l’ensemble, ignorant parfois pour quelle raison ils agissent, mais faisant consciencieusement leur travail.

Plus jeune, n’ignorant point que l’encens était réservé à Dieu, j’étais surpris de ce que les fidèles étaient eux aussi encensés. Il paraît qu’un encensement particulier était accordé aux hommes les plus importants et les plus nobles de l’assemblée, au temps jadis, à titre honorifique ; mais pour nous,

« on fait l’encensement pour représenter l’effet de la grâce, qui est la bonne odeur dont Jésus-Christ est rempli, et qui doit passer de Jésus-Christ aux Fidèles »,

dit saint Thomas6. L’image est limpide et découle de ce que nous avons vu auparavant. On peut aussi penser, comme Durand, que la fumée de l’encens représente les prières des saints qui montent vers Dieu pour nous7.

Pour que nous n’oubliions pas cette image et que nous ne nous laissions pas aller à penser que cet encens est offert en notre honneur, pourquoi ne pas dire in pectore cette prière que certains cérémoniels demandaient aux fidèles de réciter :

« Que le Seigneur allume en nous le feu de son amour, et la flamme d’une éternelle charité.8 » ?

L’abbé Barthe a de son côté une jolie image qui résume bien le tout :

« il faut brûler l’encens de la dévotion dans l’encensoir de notre cœur avec le feu de la charité afin qu’il dégage son odeur de suavité vertueuse ; il faut que notre offrande, et surtout nous-mêmes, soyons un parfum agréable devant Dieu9. »

Thuriféraire - Julius Scholtz
Thuriféraire – Julius Scholtz

Enfin, il y a quelque chose qui me plaît dans l’encens : c’est son caractère profondément charnel. L’encens est encore une marque du caractère incarné de notre religion, ou plutôt, de l’ordre parfait dans lequel elle dispose le corps et l’âme : elle ne méprise point le corps, ni la terre, bien qu’elle en constate la déchéance et nous mette en garde contre les périls qu’ils présentent, mais elle se sert de la création matérielle pour rendre honneur à son Créateur. J’ai été tout à fait frappé de constater que, au contraire, certaines doctrines qui méprisent le corps rejettent aussi l’encens : c’était par exemple le cas des Manichéens, qui estimaient la matière mauvaise en elle-même ; les doctrines hermétiques, qui me sont un peu plus connues, professaient une croyance similaire, et refusaient vigoureusement l’encens10 ; il en est de même dans la plupart des sectes protestantes, dont le mépris du corps est bien connu, et j’ai même entendu des protestants prétendre que l’offrande de l’encens était idolâtrique !

L’encens est donc un bon exemple de ces réalités charnelles qui doivent nous conduire à la contemplation des réalités spirituelles justement parce que son mouvement propre, cette fumée qui monte vers le ciel, représente le trajet que devraient toujours suivre nos yeux et notre cœur : il faut voir le monde, non pour lui, mais pour regarder son Créateur.

1Exode 30, 36 : « Sanctum sanctorum erit vobis thymiama. » « Ce parfum vous sera extrêmement saint. »

2Bien que, d’après Tertullien, dans l’église persécutée, on n’offrait point d’encens, parce qu’on en faisait usage dans les cérémonies païennes. (voir Apologétique, chapitre 42 : « Thura plane non emimus » « Nous n’achetons point d’encens, il est vrai. »

3Exode, XXX, 7-8.

4Abbé Fillion, La Sainte Bible commentée d’après la Vulgate et les textes originaux, tome 4, p. 400, note 1b-2, sur le psaume 140.

5Abbé Olier, op. cit., pp. 353-354.

6Cité par l’abbé Lebrun, p. 300.

7Durand de Mende, op. cit., p. 227 : « Fumus aromatum sunt orationes sanctorum, quae per ardorem charitatis ex passione Domini propagatae ad Deum ascendunt, et nos ad coronam Trinitatis provehunt. » « La fumée des aromates sont les prières des saints, qui, propagées par l’ardeur de l’amour venu de la passion du Seigneur, montent vers Dieu, et nous élèvent à la couronne de la Trinité. »

8Messe de Du Tillet, p. 271, trouvé chez l’abbé Lebrun, p. 300.

9Abbé Barthe, op. cit., p. 139.

10L’hermétisme professait qu’il n’y avait rien de bon sur terre (« οὐδὲν ἀγαθὸν ἐπὶ τῆς γῆς » (Corpus Hermeticum, t. III, Les Belles Lettres, p. 55) et réprouve très clairement l’usage de l’encens : « Hoc enim sacrilegis simile est, cum deum roges, tus ceteraque incendere. » « C’est une sorte de sacrilège, quand on prie Dieu, de brûler de l’encens et tout le reste. » (ibid., t. II, p. 352).

Le prêtre mêle l'eau au vin

Dix petits grains de messe – 4 – Deus qui humanae


Le prêtre mêle l'eau au vin
Le prêtre mêle l’eau au vin

4 – Deus, qui humanae

« Deus, humanae substantiae dignitatem mirabiliter condidisti, et mirabilius reformasti »

« Vous avez, au commencement,
Créé l’homme admirablement,
Et renouvelé sa grandeur
Qu’aux doux mots du serpent maudit
Dans sa déraison il perdit,
Plus admirablement, Seigneur. »

Voilà le début de la deuxième prière du commun de l’Offertoire. J’aime tellement cette prière que c’est la seule de l’Offertoire que je tiens à dire lorsque je suis occupé par la chorale ou lorsque mes enfants m’empêchent de suivre. Il ne m’a pas semblé nécessaire de la mettre dans son intégralité : ces premiers mots, me semblent-ils, contiennent déjà en germe tout le reste.

Qu’y a-t-il d’admirable dans ces quelques mots ? Une immense profondeur dans une expression très concise : imaginez un océan dans un dé à coudre, ou bien, pour ceux qui ont l’esprit scientifique, pensez à un trou noir, qui contient une énorme quantité de matière dans un tout petit volume ; ou bien encore pensez à une hostie, si petite, qui contient l’infini de Dieu. Telle est l’impression qui se dégage de cette courte prière.

Que Vos œuvres sont admirables, Seigneur ! Qui ne resterait muet d’admiration devant la beauté de la création, devant l’admirable ordonnancement de toutes choses, depuis les galaxies et les planètes jusqu’aux plus infimes atomes ? Qui resterait insensible à la douceur du printemps, à la beauté des fleurs, à la majesté des arbres, à l’apparence des animaux ? Les païens ont chanté la beauté du monde ; les athées même, dans leur obscure folie, peuvent le reconnaître s’ils n’ont pas perdu tout sens commun ; le Chrétien, lui, n’ignore pas d’où viennent toutes ces choses, et loue le Créateur en admirant la créature.

Andrea Pisano - Création d'Adam
Andrea Pisano – Création d’Adam

Or, de tout l’univers visible, rien n’est comparable à l’homme. La raison nous dit qu’il a été fait roi du monde ; la foi nous enseigne qu’il fut fait à l’image de Dieu. Dieu nous donna un corps, comme aux plantes et aux bêtes, qu’Il unit à une âme, âme qui subsistera au-delà de la consommation des siècles et jamais ne disparaîtra. C’est cette admirable union du corps et de l’homme qui fait dire à l’auteur de cette oraison1 : mirabiliter, d’une manière admirable.

Rien, semble-t-il, n’est plus admirable que la création de l’homme, mais il y a plus important encore : c’est la Rédemption. Le latin exprime cette supériorité de la Rédemption avec seulement deux mots : mirabilius reformasti. On ne saurait être plus laconique et utiliser moins de mots pour dire davantage. Dom Guéranger n’est d’ailleurs pas insensible à la beauté de la langue car il écrit :

« il est facile de voir qu’à l’époque où elle fut composée, l’on savait encore parler le latin.2 »

Ce n’est pas très aimable pour les auteurs latins des siècles suivants, qui ont composé des merveilles, mais c’est aussi tout à l’honneur de cette oraison dont on ne saurait nier la grande qualité littéraire : il est clair que l’auteur a su manier le génie propre de la langue latine.

Ma paraphrase rend assez mal cette concision du latin, mais j’ai préféré expliciter ce qui était sous-entendu dans le texte original : la chute de l’homme. La rédemption, en effet, ne peut se comprendre que si l’homme est d’abord tombé.

« Cet homme est déchu de sa noblesse et de la dignité de son état par sa désobéissance, écrit l’abbé Lebrun, commentant justement ce passage. Son corps et son esprit, loin d’entretenir un accord mutuel entre eux et avec Dieu, ont été dans des soulèvements continuels.3 »

Rubens - Le péché originel
Rubens – Le péché originel

Tel était l’état de l’homme durant tout l’Ancien Testament, et l’on voit que, s’il ne s’agissait que de réparer les dégâts précédents, s’il ne s’était agi que de rendre à l’homme sa grandeur passée, la Rédemption aurait déjà été une grande chose.

Le Seigneur n’a pas voulu seulement cela : il a voulu quelque chose de différent et de plus grand4. De même qu’Il créa l’homme en unissant l’esprit à la matière, mélange admirable dont la simple pensée, si elle ne nous était pas si familière et comme usée, devrait déjà nous frapper de stupéfaction, Dieu a racheté l’homme en unissant la nature de la créature à la Sienne5, Il a lié l’infini et le fini. C’est ce qui fait dire au chant de l’Exultet, que le diacre nous fait entendre à Pâques :

« O felix culpa, quae talem ac tantum habere meruit Redemptorem. »

Heureux péché, heureux malheur,
Qui nous vaut un tel Rédempteur !

C’est cette participation à la vie divine que représente le mélange du vin, le Christ, et de la goutte d’eau, l’humanité, geste qu’accomplit le prêtre justement en disant cette prière. Le reste du texte, d’ailleurs, commente ce geste mais, au fond, tout était déjà dit dans les premiers mots : il ne fallait plus qu’expliciter.

Notre-Dame de Paris - Tympan du Jugement dernier - CC Thomon
Notre-Dame de Paris – Tympan du Jugement dernier – CC Thomon

Enfin, cette prière est une excellente leçon d’histoire, dont il faut saluer encore une fois la précision. D’histoire ? me direz-vous ? Il s’agirait plus de mythologie, dirait un esprit taquin. Eh bien, de mythologie si l’on veut ; mais quand un mythe est vrai, il se confond avec l’histoire. Or, ce sont les trois plus importants événements de l’histoire qui se trouvent réunis ici : la création, le péché originel (en creux), et la rédemption. Ce dernier événement, troisième dans l’ordre chronologique, est aussi le premier par l’importance. Notez qu’il en manque encore un, présent devant les yeux divins, mais dont le temps n’est pas encore venu : c’est le Jugement dernier. Je tenais à montrer tout cela car, comme l’écrit le Père Calmel dans sa Théologie de l’histoire, que je vous recommande très vivement :

« Pour ce qui est de l’histoire, on nous dit de moins en moins qu’elle est dominée par trois événements […] dont aucun ne doit être laissé dans l’ombre, car chacun des trois est indispensable à une explication juste : la création ex nihilo, le péché originel, la rédemption par le Fils de Dieu né de la Vierge Marie. Si l’on considère ces événements historiques qui sont hors de commune mesure avec les autres et qui les dominent tous, on saisit alors que le péché et le diable sont à l’œuvre, mais aussi qu’ils sont désormais vaincus, que le Seigneur en triomphera par sa croix (et par la nôtre unie à la sienne). Cependant, ce triomphe se situe au cœur même de la lutte et pas encore dans sa suppression. Cette suppression est différée dans le siècle à venir après la défaite de l’Antéchrist et le jugement dernier.6 »

1D’origine illyrienne, c’est-à-dire correspondant à peu près à la côte de l’ex-Yougoslavie, d’après l’abbé Lebrun, qui pense qu’elle est du dixième siècle (p. 274).

2Dom Guéragner, op. cité, section « Offertoire ».

3Abbé Lebrun, op. cité, pp. 274-275.

4Tolkien exprime admirablement cette idée, à sa manière, dans son « Commentaire à l’Athrabeth Finrod ah Andreth », lorsqu’il écrit : « Il voit alors les Hommes comme des agents de la ‘reconstruction’ d’Arda (le monde), non seulement en réparant la destruction ou les maux forgés par Melkor (Satan), mais encore en bâtissant un troisième monde, ‘Arda rebâti’ – car Eru (Dieu) ne se contente jamais de défaire le passé, mais fait venir à l’existence quelque chose de nouveau, de plus riche que le ‘premier dessein’. » The History of Middle-Earth, volume 10, Morgoth’s ring, p. 333. La traduction et les notes entre parenthèses sont de ma main ; ce volume n’a jamais été traduit dans notre langue. Nous reparlerons sur ce blogue du dialogue admirable que commentent ces quelques lignes et qui sont en rapport direct avec la Rédemption.

5On trouve une semblable idée dans la préface de l’Épiphanie : « Quia, cum Unigénitus tuus in substántia nostræ mortalitatis appáruit, nova nos immortalitátis suæ luce reparávit. » http://www.introibo.fr/Preface-de-l-Epiphanie

6Père Calmel, Théologie de l’histoire, p. 13. Je n’ai qu’une version numérique peu fiable de cet ouvrage. Si un lecteur pouvait me fournir une référence plus sûre, je lui en saurai gré.

Chant de l'Évangile des Rameaux - Saint Eugène-Sainte Cécile (© Schola Sainte-Cécile)

Dix petits grains de messe – 3 – Per evangelica dicta


Chant de l'Évangile des Rameaux - Saint Eugène-Sainte Cécile (© Schola Sainte-Cécile)
Chant de l’Évangile des Rameaux – Saint Eugène-Sainte Cécile (© Schola Sainte-Cécile)

3 – Per evangelica dicta

Si j’avais l’esprit et les lèvres pures comme celles d’Isaïe, je parlerais sans crainte aux petits Manassé que je connais ; mais ce n’est pas le cas : aussi répété-je toujours après l’Évangile cette remarquable petite prière, si remarquablement rythmée que je la présenterai en vers :

« Per evangelica dicta,
deleantur nostra delicta. »

C’est ce que le prêtre, ou le diacre, dit juste après avoir proclamé l’Évangile :

« Que l’Évangile et sa lecture
Nous purifient de nos souillures. »

C’est le caractère proprement poétique de cette formule, peut-être d’origine médiévale1, qui m’a conduit à la choisir. Bien que la disposition typographique de la phrase n’invite nullement à cette conclusion, il ne fait pas de doute qu’il s’agit d’un distique : on n’y trouve pas seulement une espèce de rime, mais aussi deux véritables octosyllabes :

Per-e-van-ge-li-ca-dic-ta
de-lean-tur-nos-tra-de-lic-ta.

On me reprochera peut-être les considérations qui vont suivre, un peu pédantes, sans doute ; on me dira que le lecteur n’en a cure, et que la poésie, car c’est de cela qu’il va être question, doit être sentie, non analysée et décortiquée. Hélas, comme je voudrais qu’il en soit ainsi ; malheureusement, l’honnête homme de notre temps n’a guère de sensibilité poétique, car de maudits amphigouristes ont accaparé la poésie, l’ont travestie, l’ont confisquée et en ont fait quelque chose d’étranger à n’importe quel lecteur, même de bonne volonté, qui préfère ne pas y toucher2. Ces deux paragraphes sont ici pour faire comprendre au lecteur ce qu’il ne peut plus sentir instinctivement.

Un lecteur savant et tatillon me reprochera peut-être d’avoir triché à la deuxième syllabe du deuxième vers mais, de même qu’on omet le e muet en français lorsqu’il se trouve devant une voyelle, on l’omet aussi en poésie latine liturgique, témoin le quatorzième vers du Veni Creator : « Infunde amorem cordibus », où le premier mot ne doit pas être prononcé en entier, mais lié au mot suivant : infundamorem. La poésie liturgique latine regorge d’autres exemples de ce genre, qui sont loin d’être isolés.

Un lecteur un tant soit peu habitué à la poésie ne peut pas rester insensible à l’admirable disposition des dentales, successivement sonores et sourdes : d-t-d-t-n-t-d-t, ou, pour être peut-être plus clair : dicta deleantur nostra delicta. Notez également la présence de la nasale, ‘n’, en plein milieu de cette succession, qui vient adoucir ce rythme qui pourrait être trop martelé si on avait eu encore un autre ‘d’. Notez également que deleantur et delicta se ressemblent énormément : même nombre de syllabes, même disposition des consonnes, notamment des dentales. Notez cette homophonie quasi complète entre dicta et delicta ; on dirait que l’auteur a voulu insister sur le fait que nos fautes (delicta) étaient vraiment supprimées (deleantur) par les paroles (dicta) de l’Évangile. Ces trois mots ont ensemble un lien très fort, très marqué, et cette parfaite adéquation de la forme et du fond témoigne d’un talent remarquable.

Saint moine
Saint moine

Qui sait, d’ailleurs, qui est l’auteur de cette formule ? Peut-être était-ce un humble moine dont nul n’a retenu le nom, et qui ne cherchait pas à ce qu’il fût connu, mais qui n’était soucieux que de la gloire de Dieu et qui, à notre humble degré, y est parfaitement arrivé. Peut-être aussi est-ce l’œuvre d’un premier clerc, qui a écrit quelque chose qui n’était pas mauvais, mais qu’un second est parvenu à améliorer, et, sait-on jamais, a été encore perfectionné par un troisième.

Loin s’en faut, d’ailleurs, que cette formule soit isolée. On en retrouve de très similaires à l’office de Matines, utilisées comme bénédictions après certaines lectures.

« Evangelica lectio
Sit nobis salus et protectio »

« Que l’Évangile et sa proclamation
Soit pour nous tous salut et protection. »

Ma traduction en décasyllabes ne rend pas justice au déséquilibre de la formule qui est en 7/9. Si j’étais un peu audacieux, je corrigerais volontiers cette formule pour en faire deux octosyllabes :

« Sit evangelica lectio
Nobis salus et protectio. »

En voici une autre, un peu plus éloignée, mais dans une forme semblable et dans le même esprit :

« A conctis vitiis et peccatis
Absolvat nos virtus Sanctae Trinitatis ».

« Que la puissante et Sainte Trinité
Lave en nos cœurs nos fautes répétées. »

Là encore, je n’ai pas respecté le déséquilibre dans la traduction.

On sent bien, néanmoins, que ces formules, toutes nobles et admirables qu’elles soient, le sont bien moins que celle qui a été choisie à la messe : pour l’office le plus saint, il est juste que ne soient choisies que les formules les plus parfaites.

C’est cette petite formule, que je répète systématiquement après chaque lecture de l’Évangile, du moins quand mes enfants ne m’empêchent pas d’être attentifs, qui m’a fait comprendre que l’Évangile était en mesure d’effacer nos péchés, du moins nos péchés véniels :

« Ces paroles peuvent effacer les péchés, parce qu’elles ont une force et une vertu particulière pour exciter le repentir de nos péchés, et l’amour de Dieu qui les efface.3 »

Pour le dire avec un vocabulaire plus théologique :

« L’Évangile a valeur de sacramental pour effacer les fautes vénielles.4 »

Saint Jean - Évangéliaire de Lorsch
Saint Jean – Évangéliaire de Lorsch

En fin de compte, il est presque regrettable que le prêtre ne prononce pas à voix haute cette formule : peut-être serait-on plus attentif en écoutant l’Évangile. Mais pour les lecteurs modernes, nous n’avons nul besoin de cette proclamation à voix haute, nous qui disposons de missels où nous trouvons non seulement le texte de la messe, mais aussi sa traduction.

On me dira peut-être : « Mais si l’Évangile est chanté en latin, quelle est la valeur de cette formule puisque nous n’y comprenons rien ? » La belle affaire ! D’abord, il faut apprendre un peu de latin : à notre époque, c’est loin d’être difficile ; deuxièmement, nous disposons de la traduction dans notre missel (demandez à votre voisin de banc si vous n’en avez pas) ; troisièmement, il importe surtout d’avoir l’esprit de l’Évangile et les dispositions qui l’accompagnent :

« pourvu que nous ayons l’amour de l’Évangile et son esprit, sans beaucoup le connaître, nous sommes admis au ciel, comme le témoigne le Sous-Diacre qui monte les trois marches de l’autel jusqu’à Jésus-Christ, signifié par le Prêtre, sans voir l’Évangile qu’il porte en ses mains.5 »

Que l’Épître et l’Évangile sont beaux lorsqu’ils sont chantés en latin ! Voilà une chose que je regrette de ne pas trouver partout où sont les messes traditionnelles. Et puis quoi, si nous voulons lire et méditer l’Évangile, nous n’avons qu’à le faire chez nous : est-ce que nous n’avons vraiment pas le temps, dans notre civilisation de loisirs ?

1C’est l’avis de Dom Guéranger : « Nous trouvons dans cette formule, que l’on emploie quelquefois comme bénédiction à Matines, une sorte de rime qui dénote une origine moyen âge. » Dom Guéranger, Explications des prières de la sainte messe, partie Évangile.

2À ce sujet, on lira avec intérêt Chaunes et Sylvoisal, Contre la démission des poètes, L’Âge d’homme, tout particulièrement le « Premier entretien – Le projet des Amphigouristes », p. 11.

3Abbé Lebrun, op. cité, p. 211.

4Abbé Barthe, La Messe, une forêt de symboles, Via Romana, p. 103. Sur l’effacement des péchés véniels par l’assistance à la sainte Messe, on pourra consulter le livre du père de Cochem, notamment aux pages 154-157, « §2 – De quelle manière la sainte Messe opère la rémission des péchés véniels ». Sur les effets purificateurs de la lecture de l’Évangile, il écrit ceci : « Le prêtre baise le livre en signe de respect pour la parole de Dieu et pour exprimer qu’elle nous apporte la grâce de la réconciliation. C’est la signification des paroles : « Que nos péchés soient effacés par les paroles du saint Évangile.«  » (p. 291)

5Abbé Olier, op. cité, pp. 290-291.

Antonio Balestra - Isaïe et le séraphin

Dix petits grains de messe – 2 – Munda cor meum


Antonio Balestra - Isaïe et le séraphin
Antonio Balestra – Isaïe et le séraphin

2 – Munda cor meum

« Munda cor meum ac labia mea, omnipotens Deus, qui labia Isaiae Prophetae calculo mundasti ignito. »

« Purifiez, ô Seigneur,
Mes lèvres et mon cœur,
Vous qui jadis avez
D’un charbon embrasé
Rendu la bouche nette
D’Isaïe le prophète. »

Nous passons par-dessus une grande partie de la messe pour nous arrêter juste avant la lecture de l’Évangile. Celui qui s’apprête à lire, soit le diacre, soit le prêtre, s’il est seul, prononce cette magnifique prière inspirée d’une des plus illustres pages de la prophétie d’Isaïe. Au sixième chapitre1, Isaïe voit le Ciel s’ouvrir, le Seigneur siégeant sur Son trône en majesté, et les Séraphins, anges les plus hauts de la hiérarchie céleste, dont le nom pourrait signifier « ceux qui brûlent2 », volent autour du trône en chantant le Sanctus, ou plutôt la première partie du Sanctus. Isaïe, terrifié, s’écrie alors :

« Malheur à moi, qui me suis tu,
Qui vis avec la lèvre impure
Au milieu d’un peuple au cœur dur,
Et qui vois le Seigneur tout de gloire vêtu ! »

C’est un fait bien connu que l’on ne peut voir Dieu sans mourir ; même les païens le savaient, eux qui représentèrent Sémélé périssant de voir le vrai visage de Zeus. La mort semble devoir frapper Isaïe, mais un Séraphin vient avec un charbon ardent qu’il a pris de l’autel et brûle les lèvres du prophète en disant :

« Touchées de ce charbon ardent,
Tes lèvres te sont rendues pures,
Et ton cœur rendu sans souillures,
Ô fils d’Adam. »

Alors Dieu demande qui Il enverra pour parler en Son nom, et Isaïe se propose spontanément, lui qui avait, avant que l’ange vienne, crié malheur. Dieu l’envoie alors annoncer à Israël que son endurcissement lui vaudra un châtiment terrible, ce qui n’est pas sans effrayer Isaïe qui ose demander quand s’arrêteront de tels malheurs.

Il est tout naturel qu’une référence à Isaïe se trouve juste avant la lecture de l’Évangile, lui qui a été plus d’une fois surnommé le cinquième évangéliste. Comme David persécuté était une préfiguration du Christ souffrant la Passion, Isaïe

« était une figure des Apôtres appelés pour être Prophètes […qui] avaient besoin d’être purgés par la divine ardeur du Saint-Esprit, qui leur donnât vigueur et force, et qui purifiât même leurs langues, pour pouvoir prononcer hautement le divin Évangile. C’est pourquoi le Saint-Esprit descendit en forme de langues de feu, pour leur donner l’ardeur au cœur et le feu en la bouche, qui pût échauffer les cœurs des plus refroidis. Ce Séraphin signifie le Saint-Esprit, et le charbon ardent qui purifie les lèvres, signifie les dons du Saint-Esprit, qui fait parler les saints Apôtres, et en fait des Séraphins par l’ardeur qu’il leur donne.3 »

J’ai voulu citer dans son intégralité, ou presque, ce passage de l’abbé Olier parce qu’il exprime beaucoup mieux que je ne ferais, et beaucoup plus sûrement, ce que je ressens, ce que m’évoque, ce à quoi je pense lorsque je lis cette prière de la messe.

Le Saint-Esprit - Le Bernin - CC Dnalor 01
Le Saint-Esprit – Le Bernin – CC Dnalor 01

Je ne me puis m’empêcher de songer, d’une part, à mon propre travail poétique. La muse qu’invoquent les poètes, n’est-elle pas plutôt un de ces anges que Dieu envoie, et Apollon, souvent associé au soleil, n’est-il pas Jésus-Christ Lui-même ? Si l’inspiration n’est pas un vain mot, et je ne crois pas que ce soit le cas, car même Valéry, artisan patient et travailleur s’il en est, croyait un peu à l’inspiration4, elle ne peut venir que de Dieu ou du diable ; il faut donc prier pour que ce soit le premier, et non l’autre, qui nous inspire. Notez, par ailleurs, que je ne crois pas qu’il y ait une différence de nature entre l’inspiration du poète et celle de n’importe quel autre homme dans n’importe quelle autre activité ; aussi cette prière sied-elle aussi bien au poète qu’au prince, au charpentier qu’au comptable, au sportif, au jardinier, à l’informaticien, et que sais-je encore, car chacun a besoin de la bénévole influence divine pour agir conformément à Ses vues.

Le supplice d'Isaïe
Le supplice d’Isaïe

D’autre part, et plus spécifiquement, c’est à l’annonce de l’Évangile autour de nous que je songe en lisant cette prière. Isaïe avait pour ordre d’annoncer à Israël d’épouvantables nouvelles5, et quelque douleur que lui causa l’idée de transmettre ces nouvelles aux Israélites plongés dans l’impiété, il ne renâcla point, allant, dit-on, jusqu’à un épouvantable martyre6 ; quant à moi, qui dois annoncer une bonne nouvelle aux incroyants, osé-je le faire ? Je reste trop souvent comme le prophète Jérémie, avant de recevoir la grâce de Dieu, à bégayer : « Ah, ah, ah !7 ». Comme j’aimerais qu’un Séraphin vienne brûler mes lèvres lorsque j’entends une de mes connaissances blasphémer ou dire du mal du christianisme (et j’en connais un certain nombre) ; si seulement j’avais la présence d’esprit de parler avec sagesse et fermeté ! Si seulement je pouvais ne pas trembler, par respect humain, comme Isaïe devant le roi Manassé8, pourtant profondément enfoncé dans toutes sortes d’impiétés ; et ce ne fut pas en vain qu’Isaïe prophétisa devant ce roi, car celui-ci se repentit9.

« Domine, labia mea aperies : et os meum annuntiabit laudem tuam.10 »

« Que ma bouche, ô Seigneur, s’ouvre au toucher de l’ange,
Et que partout ma voix proclame Vos louanges. »

Je pourrais dire alors avec le pauvre Lélian :

« Moi qui ne suis qu’un brin d’hysope dans la main
Du Seigneur tout-puissant qui m’octroya la grâce,
Je puis, si mon dessein est pur devant Sa face,
Purifier autrui passant sur mon chemin.11 »

1On le trouve notamment au premier nocturne des Matines de la fête de la Sainte Trinité.

2« Au témoignage des hébraïsants, le mot de séraphins signifie lumière et chaleur » Saint (ou pseudo) Denys l’Aréopagite, « De la hiérarchie céleste », VII, 1, in Œuvres de Saint Denys l’Aréopagite, Maison de la Bonne Presse, 1845, p. 27

3Abbé Olier, Explications des cérémonies de la Grand’messe de paroisse selon l’usage romain, Poussielgue-Rusand, 1858, p. 278-279.

4« Les dieux, gracieusement, nous donnent pour rien tel premier vers », Valéry, Variété (1924), « Au Sujet d’Adonis » (1921), p. 482, éd. Pléiade, t. I.

5Mais ces mauvaises nouvelles auraient pu devenir bonnes si Israël s’était repenti : « Dicente me ad impium : Morte morieris ut avertatur a via sua impia et vivat » « Je dis à l’impie : Tu mourras, afin qu’il se détourne de sa voix impie et qu’il vive » (Ezechiel, III, 18) ; l’exemple de Ninive le montre assez. A contrario, l’Évangile devient une mauvaise nouvelle pour ceux qui le refusent, car c’est pour eux une occasion de chute, ainsi que l’écrit très justement Corneille dans sa traduction de l’Imitation de Jésus-Christ :
« Toi qui par l’amour-propre à toi-même attaché,
l’écoutes et la lis sans en être touché,
faute de cet esprit tu n’y trouves qu’épines » (Livre I, vers 15-17).

6Le trépas d’Isaïe n’est pas raconté dans la Bible, mais dans un apocryphe plus ou moins hérétique appelé L’Ascension d’Isaïe dont je ne connais qu’une version en ligne et en anglais qu’on trouvera ici : http://www.earlychristianwritings.com/text/ascension.html
La mort d’Isaïe se trouve au chapitre V, verset 11 : « Et ils saisirent et scièrent pour le couper en deux Isaïe, fils d’Amos, avec une scie en bois. » (Ma traduction depuis le texte anglais). Quoiqu’il en soit de la réalité de ce martyre, une telle mort correspond bien à ce que nous savons du prophète avec certitude.

7Jérémie, I, 6. « Je répondis : Ah, ah, ah, Seigneur Dieu, je ne sais point parler, car je suis un enfant. » (traduction de l’abbé Fillion).

8Ce roi de Juda ne doit pas être confondu avec Manassé, fils de Joseph, qui a fondé une des tribus (ou une demi-tribu) d’Israël.

92 Paralipomènes (2 Chroniques), 33, 13. « et cognovit Manasses quod Dominus ipse esset Deus. », « et Manassé reconnut que le Seigneur était le seul Dieu. »

10Formule répétée trois fois au début des Matines.

11Paul Verlaine, « Asperges me », in Liturgies intimes.

Saint Padre Pio priant au bas de l'autel

Dix petits grains de messe – 1 – Confitebor tibi in cithara…


Saint Padre Pio priant au bas de l'autel
Saint Padre Pio priant au bas de l’autel

1 – Confitebor tibi in cithara

Les prières au bas de l’autel ont toujours été de mes prières favorites. Lorsque les rubriques le demandent, il arrive qu’elles soient supprimées (c’est le cas lors de la messe de Minuit à Pâques) et leur absence se fait toujours ressentir. Cela dit, il n’y a guère que pendant les messes basses qu’on peut vraiment les dire et se recueillir en elles, et plus encore lorsqu’on a le privilège de servir.

Pourquoi me plaisent-elles, je ne le sais pas exactement. Peut-être parce que c’est la seule partie de la messe qui rappelle les offices avec leurs litanies de psaumes embrassés par les antiennes. Toujours est-il que, chaque fois que j’entre dans une église, je les récite intérieurement en allant du baptistère au tabernacle, accomplissant ainsi ce que dit l’antienne et ce qu’on faisait jadis au témoignage de Saint Ambroise1.

Il y aurait beaucoup à dire sur ces prières et j’ai hésité longuement ; que choisir ? l’antienne ? La doxologie ? Le remarquable « adjutorium nostrum… », dont le sens m’échappa longtemps ? Le Confiteor ? Les oraisons lors de la montée des marches ?

Il m’a semblé toutefois que je ne pouvais négliger cette petite phrase que j’ai mise en guise de titre et qui peut se traduire ainsi :

« Je Vous louerai, ô Sire,
De ma voix et ma lyre. »

On me dira peut-être que j’extrapole un peu en disant « de ma voix », mais il ne faut pas oublier que la lyre est le seul instrument permettant d’accompagner la voix contrairement à la flûte2. C’est l’instrument de l’aède qui chante l’Odyssée comme du chanteur de rock à l’heure actuelle (les chanteurs et les chansons sont comme les rois : les peuples les méritent).

Pourquoi donc avoir choisi ce passage ? « De la musique avant toute chose »3, disait Verlaine qui, lui aussi, écrivit des poèmes directement inspirés de la liturgie4. N’est-ce pas, pour un versificateur, même de second ordre, un élément capital ? Longtemps, d’ailleurs, je ne suis allé à la messe que pour la beauté des cérémonies et tout particulièrement de la musique.

Orgue
Orgue

La musique ! N’est-ce pas un des composants les plus frappants d’une messe ? Imaginez un béotien infidèle qui rentrerait pour la première fois dans une église lors de la célébration : ses yeux ne verraient nul sacrifice, qui est pourtant l’essentiel, mais ses oreilles percevraient aussitôt qu’on chante et qu’on joue de l’orgue – et à qui ? même les incroyants savent que c’est à Dieu qu’on adresse ces chants.

Il me semble que ce verset a une valeur de programme : il annonce une grande partie de ce que sera la messe : au moment même où le prêtre prononce ces paroles, lors de la grand-messe, le chœur est en train de chanter l’Introït, puis il chantera le Kyrie, le Gloria, le Graduel, etc. Tout au long de la cérémonie, selon l’ordre, il chantera, plus ou moins accompagné de l’orgue qui remplace ici la lyre dont parle le psalmiste.

Ce chant du chœur est devenu pour moi particulièrement important depuis que j’ai été invité à y participer, il y a quelques mois. Désormais, ma voix hésitante et peu assurée résonne de concert lors du chant des principales pièces grégoriennes et de quelques polyphonies.

Ce chant, je le poursuis bien après la sortie de l’église : n’est-ce pas en effet l’objet de ce blogue que de faire entendre les différentes pièces de la messe sous une forme poétique ? Certes, il n’est plus de lyre pour accompagner les paroles, mais c’est la langue elle-même qui se charge de la musique, et les jeux des rimes remplacent ceux de l’orgue.

Ernst Josephson - David et Saül
Ernst Josephson – David et Saül

Enfin, lorsque je prête un petit peu attention à ce psaume, je ne puis m’empêcher de songer au roi David dont la Vulgate nous dit qu’il l’a composé. Je sais que l’abbé Lebrun, dans son explication de la messe5, dit qu’il ne s’agit probablement pas de David, et je veux bien le croire6. Mais enfin, comment ne pas songer à David pourchassé par Saül ? Je l’imagine chanter à Dieu ses malheurs, avec confiance néanmoins, puisqu’il a été sacré déjà par Samuel. Je l’imagine dans la grotte même où il découpera le manteau de Saül pour ne point tuer l’oint du Seigneur, et les parois de la caverne renvoient l’écho de ses plaintes pleines de foi comme les voûtes des églises. David était un excellent musicien : lui seul parvenait à calmer l’esprit du roi agité par un esprit malin ; à plus forte raison devait-il toucher le cœur de Dieu qui le voyait lui, l’innocent, pourchassé par Saül comme plus tard Son Fils serait pourchassé par un mauvais roi qui craignait qu’on le dépossédât de son trône, et qui serait ensuite livré injustement par Son propre peuple à la justice des Gentils. David ici préfigure clairement le Christ dans la bouche de qui tous les commentateurs mettent les paroles du psaume 427.

Ainsi, même si ces paroles n’ont pas été prononcées véritablement par David, ce n’est pas sans piété qu’on pense à lui en lisant ce psaume et ces pensées, loin de nous éloigner de la messe, ne font que nous en rapprocher.

1Abbé Lebrun, Explication littérale historique et dogmatique des prières et des cérémonies de la Messe, suivant les anciens auteurs et les monumens de toutes les Églises du monde chrétien, Perisse, 1860, p.99. Première édition : 1716.
Je recommande chaudement la lecture de cet ouvrage qui est fastidieuse si on cherche à le lire d’une traite, et fort intéressante si on n’en lit qu’un petit morceau par jour. Ce genre de lecture est d’ailleurs facilitée par la division du livre en nombreuses parties dont certaines ne font que quelques lignes.
On pourra le consulter en ligne ici : http://jesusmarie.free.fr/pierre_lebrun_liturgie_tome_1.pdf

2Qui en plus déforme les traits du visage d’après Alcibiade, chez Plutarque, mais c’est un autre problème.

3Paul Verlaine, « Art poétique », in Jadis et Naguère.

4À commencer, bien évidemment, par Liturgies intimes.

5Ibid p. 100.

6Dom Guéranger pense le contraire : Explications des prières de la sainte messe, dans la partie « Psaume Judica » : « Le verset qui sert d’Antienne, nous prouve que David était encore jeune lorsqu’il composa ce chant à la gloire du Seigneur ». Je ne dispose pas de la version papier de cet ouvrage, malheureusement et ne puis que vous renvoyer vers la page où j’ai pu le consulter : https://www.domgueranger.net/explication-des-prieres-de-la-sainte-messe/.

7Voir par exemple l’abbé Olier, Explications des cérémonies de la Grand’messe de paroisse selon l’usage romain, Poussielgue-Rusand, 1858, p. 140 et suivantes.
On pourra le trouver ici : https://play.google.com/store/books/details?id=Nvq-gW1R9XoC&rdid=book-Nvq-gW1R9XoC&rdot=1

Peter Fendi - Assistants à la sainte Messe

Dix petits grains de messe – Préambule


Peter Fendi - Assistants à la sainte Messe
Peter Fendi – Assistants à la sainte Messe

Voilà trois mois maintenant que cette série d’articles aurait dû être publiée ; mais les retards, mais la découverte de nouveaux livres sur le sujet, mais les préoccupations personnelles et professionnelles, mais la dispersion de votre serviteur en une multitude d’activités diverses entre lesquelles il ne sait choisir… Cependant, après plusieurs mois de labeur, voici enfin le travail achevé !

Quel travail ? Un dizainier un peu particulier et très personnel que j’offre au lecteur dans cette série d’articles : chacun d’entre eux reprendra un petit passage de la messe auquel je tiens tout particulièrement ; non les plus importants, ni nécessairement les plus riches, mais ceux qui me plaisent, me touchent et me font réfléchir.

Le lecteur pourra être surpris de cette attitude, avec justesse. La sainte messe, en effet, n’est pas quelque chose dans lequel on peut piocher à sa convenance. Ce n’est pas un poème dont certains vers seraient plus admirables que les autres ; ce n’est pas une symphonie dont certaines phrases resteraient dans l’esprit de l’auditeur plus que d’autres. La messe n’est pas avant tout une œuvre d’art, ce n’est pas une comédie, comme avait osé le dire Musset lorsqu’il était enfant. Il faut prendre la messe entièrement, l’embrasser dans sa totalité comme dans ses détails, l’admirer depuis le premier signe de croix jusqu’au dernier Amen, en passant par chacune des paroles et des gestes, si minimes soient-ils, du célébrant et de ceux qui le servent. Rien de la messe n’est pauvre, faible, médiocre, rien ne doit en être retranché. S’il existe des parties plus importantes, le sommet en étant la Consécration, les autres parties ne sont moindres que par comparaison, car la partie la plus importante en est sublimissime, sans hyperbole, mais les autres demeurent sublimes.

Il faut prendre la messe dans son ensemble, mais si faible est l’entendement humain et si grande la messe qu’il n’est pas possible à l’homme d’en tout saisir. Nombreux sont ceux qui ont commenté la messe, et aucun n’a épuisé le sujet. La messe, après tout, n’est-ce pas Dieu Lui-même ? Mais puisque je ne puis comprendre Dieu, peut-être puis-je en comprendre certains de Ses aspects, selon mon entendement, selon qu’ils entrent en résonance avec ma nature finie et imparfaite, et ainsi saisir quelque chose du tout ; ainsi de la messe.

De ces morceaux que j’ai choisis, peut-être le lecteur ne sera-t-il pas frappé, car ce ne sont pas des parties qui le touchent ; d’autres, peut-être, le toucheront-ils davantage. En revanche, et c’est mon souhait en écrivant cette série, peut-être cherchera-t-il à porter une plus grande attention à tous ces détails dont on a si souvent dit, à tort, qu’ils étaient inutiles ; peut-être le lecteur cherchera-t-il à renouveler son attention, à chercher ce qui le frappe, l’émeut, le remplit d’admiration, l’édifie, le fait réfléchir, prier, aimer davantage son Sauveur qui daigne Se présenter à lui. Alors, il s’attachera à ces branches dont les fruits lui paraissent plus suaves, et il aimera davantage l’arbre qui les porte. Si tel est le cas, mon vœu n’aura pas été vain.

Peut-être me dira-t-on : mais vous êtes un laïc ; est-ce à vous de vous occuper de cela ? Hélas, je ne demande pas mieux que de me taire ! Mais ceux à qui cette tâche est confiée, les prêtres, les évêques, les théologiens, les liturgistes, est-ce qu’ils s’en acquittent honorablement ? La plupart se soucient de la grandeur de la messe comme d’une guigne, ne la connaissent pas et ne la transmettent pas. « Si hi tacuerint, lapides clamabunt. » (Lc. 19, 40)

« Car si ceux-ci sont à se taire
On entendra crier les pierres. »

Qu’on comprenne donc bien qu’il ne s’agit pas ici de l’œuvre d’un clerc, d’un savant, d’un homme qui a reçu autorité pour parler de ces choses, mais d’un amateur, au noble sens du terme, c’est-à-dire celui qui aime. Il arrive d’ailleurs que l’amateur, emporté par l’enthousiasme (et nous devrions tous en avoir pour la messe, ainsi que nous y invite l’étymologie du mot), commette ici ou là quelque bévue, laisse passer quelque incorrection, quelque imprécision, voire quelque faute ; si on en trouve, qu’on m’en fasse le reproche ; ce sera corrigé.

Je fais mien le dernier paragraphe de l’Avertissement qui se trouve en tête de mon édition de l’Explication du Saint Sacrifice de la Messe du Père Martin de Cochem : « Tout ce que contient ce traité est soumis au jugement de la sainte Église catholique, apostolique et romaine, dans le sein de laquelle je désire vivre et mourir. »1

Le Saint-Esprit souffle où Il veut - CC Penitentsblancs
Le Saint-Esprit souffle où Il veut – CC Penitentsblancs

Sommaire

1 – Confitebor tibi in cithara (Prières au bas de l’autel)

2 – Munda cor meum (Évangile)

3 – Per evangelica dicta (Évangile)

4 – Deus, qui humanae substantiae (Offertoire)

5 – Dirigatur Domine (Offertoire)

6 – Préface de la Sainte Trinité

7 – Haec dona (Canon)

8 – Supra quae (Canon)

9 – Perceptio Corporis (Communion)

10 – Dernier Évangile

Bibliographie indicative

Les liens en fin de référence conduisent à l’édition que j’ai pu consulter et que je cite dans les articles. Les numéros de pages indiqués renvoient donc à ces éditions.

  • Abbé Olier, Explications des cérémonies de la Grand’messe de paroisse selon l’usage romain, Poussielgue-Rusand (lien)
  • Dom Guéranger, Explications des prières de la sainte messe (lien)
  • Martin de Cochem, Explication du Saint Sacrifice de la Messe, Casterman
  • Abbé Lebrun, Explication littérale historique et dogmatique des prières et des cérémonies de la Messe, suivant les anciens auteurs et les monuments de toutes les Églises du monde chrétien, Perisse (lien)
  • Abbé Claude Barthe, La Messe, une forêt de symboles, Via Romana.
  • Durand de Mende, Rationale Divinorum Officiorum. Joseph Dura. (lien)
  • Abbé Floriot, Traité de la Messe de paroisse : où l’on découvre les grands mystères cachés sous le voile des cérémonies de la Messe publique et solennelle : et les instructions admirables que Jésus-Christ nous y donne par l’unité de son sacrifice, Helie Josset (lien)

1Martin de Cochem, Explication du Saint Sacrifice de la Messe, Casterman, 1899, p. X. Je regrette de ne pouvoir davantage citer cet excellent livre, très abordable, y compris par ceux qui ont le moins l’esprit intellectuel ou qui ne connaissent guère la religion : il est seulement nécessaire d’avoir un esprit de piété.