10 – Le dernier Évangile
Saint Jean ! aucun apôtre ne m’est plus cher que lui. Il y a cent raisons à cela : il est le disciple que Jésus aimait ; il était le seul apôtre au pied de la Croix ; c’est par lui que nous avons été faits enfants de la Sainte Vierge Marie ; il est l’un des deux apôtres à venir au tombeau ; martyr, il a été préservé de la mort miraculeusement ; plus jeune apôtre, il est aussi mort le plus vieux, et le dernier ; il est l’auteur d’un Évangile très différent des autres ; il est l’auteur de l’Apocalypse, ce qui lui donne le privilège d’être le dernier auteur de la Sainte Écriture, sans compter le fait que, prophète de l’Église, il s’y montre le digne successeur de prophètes tels qu’Ézéchiel ou Daniel, qu’il surpasse.
J’ai toujours aimé saint Jean. Il n’est pas un jour où j’omets de le prier. Souvent me vient en tête la pensée peut-être bizarre qu’il est le dernier écrivain, qu’il n’en est pas d’autre après lui, sinon des perroquets qui le répètent, lui ou ceux qui l’ont précédé, et des maudits qui aiment le mensonge. Que voulez-vous écrire après l’Apocalypse, qui raconte toute l’histoire de l’Église, la seule qui compte, au fond ? Sans doute, cette pensée a un caractère excessif que je ne saurais nier.
N’importe ; j’ai toujours eu beaucoup d’affection pour saint Jean, et rien ne me serait dès lors plus naturel que de chérir tout particulièrement la lecture du prologue de son Évangile à la fin de la messe.
C’est pour moi une grande tristesse de constater qu’en de nombreuses chapelles on se permet de lancer le chant final avant que le prêtre ait terminé, que dis-je, avant même qu’il ait commencé la lecture du dernier Évangile ! Mais ignorez-vous, malheureux, que c’est nous, les fidèles, qui avons réclamé à grands cris que le prêtre ne le lût pas tout seul dans l’intimité de la sacristie, mais le proclamât devant nous1 ?
Fort bien, me direz-vous ; les raisons historiques ne sont pas sans intérêt ; cependant, puisque plus personne ne demande la lecture de cet évangile, quelle autre raison a-t-on de le lire ?
Les commentateurs ont dégagé plusieurs explications symboliques. Il n’est peut-être pas inutile de faire remarquer que la composition de la messe, faite au cours des siècles, répond bien évidemment à un dessein divin. Des innovations ont été sanctionnées après plusieurs siècles ; d’autres n’ont pas été retenues. Dans ce long processus, il n’est pas douteux que le Seigneur Lui-même a agi et c’est donc à raison que les commentateurs ont trouvé des raisons différentes de celles qui ont poussé historiquement à ajouter tel ou tel passage. En d’autres termes, Dieu s’est servi des raisons justes mais imparfaites des hommes pour que la sainte liturgie soit perfectionnée dans un sens qui n’était encore connu que de Lui mais que nous allons nous attacher à découvrir.
Tout en faisant mes recherches sur ce dernier évangile, j’ai découvert un commentaire de la messe écrit par un certain abbé Floriot, ayant vécu au XVIIème siècle, qui fait un parallèle très intéressant entre la messe et le dernier évangile.
Que raconte ce prologue ? Que le Verbe de Dieu s’est incarné pour le salut des hommes. Qu’est-ce que la messe ? Le Verbe de Dieu qui descend parmi nous sous l’apparence du pain et du vin pour notre salut. La messe, qui renouvelle le Saint Sacrifice du Seigneur, est également un renouvellement de Son incarnation :
« Il nous est donné d’assister à cette bienheureuse naissance si nous assistons à la sainte Messe où elle est renouvelée et continuée.2 »
Ce parallèle est déjà frappant en lui-même, mais il n’est pas seul :
« il faut examiner pourquoi l’Église nous fait lire après l’oblation du saint Sacrifice, et en suite de la Communion des fidèles, ce commencement de l’Évangile de saint Jean, où il est traité de la divinité du Verbe, de sa venue dans le monde par l’Incarnation, du rebut qui a été fait de sa personne par ceux qui lui appartenaient, et de l’adoption des enfants de Dieu.3 »
Tout ce que vient de mentionner l’abbé Floriot se trouve dans la messe également. Je vous laisse lire son commentaire : vous verrez que le parallèle est frappant.
De son côté, l’abbé Olier fait remarquer l’Évangile de saint Jean se trouve inscrit sur un des trois canons de l’autel, mis à part donc d’un livre quelconque. Il y a sans doute une raison pratique à cela : puisqu’on le lit à chaque messe, mieux vaut ne pas ouvrir un livre mais lui accorder une place à part, plus commode. Cependant, cette raison est très insuffisante car on connaissait cet évangile par cœur, au témoignage de l’abbé Lebrun4.
Si le dernier évangile est lu à la toute fin de la messe, après l’Ite missa est, après la bénédiction, et si on le lit sur un carton et non dans un livre qui se ferme, c’est parce qu’il représente l’éternité, qui commencera d’une certaine manière à la fin des temps, et ne se fermera jamais. Lire l’évangile de saint Jean, c’est donc entrer symboliquement dans l’éternité. Quelle meilleure manière de terminer la messe ? Nous sommes appelés, non pas à retourner à la grisaille de notre vie terrestre, mais à avoir toujours dans la pensée le but de toute notre existence. Nous ne retombons point : nous finissons plus haut.
L’abbé Olier parle bien mieux que moi de toutes ces raisons. Cependant, comme il serait trop long à citer, je ne puis que vous suggérer de le lire5.
Tout en écrivant cet article, j’ai été frappé de la manière dont ce prologue correspond à une parfaite conclusion de dissertation : si l’on en croit l’abbé Floriot, il résume la messe toute entière ; si on en croit l’abbé Olier, il nous met un pied dans l’éternité. Résumé et ouverture : voilà des mots qui doivent parler à tous ceux qui sont au moins passés par le lycée !
J’aimerais parler davantage de ce passage, qui est si riche, mais au fond, il vaut mieux que vous lisiez tous ces commentateurs que j’ai longuement cités et dont je n’ai voulu que me faire le perroquet : de toute cette série d’articles, j’espère qu’il n’y a de moi que l’emballage et la présentation, et qu’aucune idée n’y est originale. Puissent ces dix petits grains de messe pousser dans le cœur de mes lecteurs comme le grain de sénevé, porter un fruit abondant et dresser de hautes branches vers le Ciel !
Terminons donc, si vous le voulez bien, par une paraphrase de cet admirable évangile. J’ai intercalé le texte latin avec ma paraphrase.
« In principio erat Verbum et Verbum erat apud Deum et Deus erat Verbum. Hoc erat in principio apud Deum. Omnia per Ipsum facta sunt, et sine Ipso factum est nihil quod factum est.6 »
Dans le Père le Verbe est au commencement ;
Le Verbe est en l’Esprit ; le Verbe est Dieu Lui-même.
La Création le fut sur Son commandement,
Et rien ne fut sans Lui de l’immense poème.
« In Ipso vita erat, et vita erat Lux hominum. Et Lux in tenebris lucet et tenebrae eam non comprehenderunt. »
La vie, notre lumière, avait son siège en Lui ;
La lumière du Verbe éclatait dans le noir,
La lumière brillait au milieu de la nuit,
Mais la nuit, aveuglée, ne voulait point la voir.
« Fuit homo missus a Deo cui nomen erat Iohannes. Hic venit in testimonium ut testimonium perhiberet de lumine ut omnes crederent per illum. Non erat ille lux, sed ut testimonium perhiberet de lumine. Erat lux vera quae illuminat omnem hominem venientem in mundum. »
Le Seigneur envoya dans le monde un témoin
Qui rendit témoignage à l’unique lumière ;
Puis le Verbe adorable et sublime en tous points
Descendit éclairer tout homme sur la terre.
« In mundo erat, et mundus per ipsum factus est, et mundus eum non cognovit. In propria venit et sui eum non receperunt. »
Le Créateur divin vint dans Sa création :
Sa création pour Lui n’eut pas le moindre égard.
Le Seigneur descendit au sein de sa nation,
Qui Le vit et dès lors détourna le regard.
« Quotquot autem receperunt eum dedit eis potestatem filios Dei, fieri his qui credunt in nomine Eius. Qui non ex sanguinibus, neque ex voluntate carnis, neque ex voluntate viri, sed ex Deo nati sunt. »
Mais le Verbe a voulu que tout homme qui croit
En Lui, le Fils de Dieu, le devienne à son tour,
Ô don que ni la chair, ni le sang, mais le Roy
Accorde à l’homme seul qui naît de son amour.
« ET VERBUM CARO FACTUM EST, et habitavit in nobis, et vidimus gloriam eius, gloriam quasi unigeniti a Patre, plenum gratiae et veritatis. »
Le Verbe s’est fait chair ; Il s’est fait l’un de nous,
Et nous, qui témoignons, L’avons vu dans Sa gloire,
Gloire du Fils de Dieu qu’on adore à genoux,
À qui l’on doit offrir l’holocauste du soir.
1Voir à ce sujet l’abbé Lebrun, op. cit., pp. 590 et 591. C’est à la fin du Moyen-Âge que l’usage s’est répandu, avant d’être avalisé par saint Pie V. Toutefois, Dom Guéranger donne une explication un peu différente dans la section « Dernier Évangile » de son Explication des prières de la sainte messe, selon laquelle seule la dévotion des fidèles aurait poussé les prêtres à ajouter cette lecture à la fin de la cérémonie.
2Père de Cochem, op. cit., p. 64. Tout un chapitre est consacré à ce sujet.
3Abbé Floriot, Traité de la Messe de paroisse : où l’on découvre les grands mystères cachés sous le voile des cérémonies de la Messe publique et solennelle : et les instructions admirables que Jésus-Christ nous y donne par l’unité de son sacrifice, Helie Josset, 1684, p. 686.
4Abbé Lebrun, op. cit., p. 588. De fait, il suffit de quelques années à le lire pour se rendre compte qu’on en connaît la totalité.
5Surtout à partir de la page 529.
6J’ai suivi le découpage le plus commun à l’heure actuelle. Néanmoins, anciennement, on ne découpait pas de cette manière-là le texte, et ces trois mots, « quod factum est », étaient rattachés à la suite. De plus savants que moi diront quelle est la bonne manière de faire : j’ai cru devoir m’en tenir à l’usage.